Une lecture de Philosophie et langage, d'Alain Juranville

 

2024

 

C'est avec ce livre brillant, très solidement charpenté, foisonnant d'analyses et de références, que l'auteur tente une réponse originale à la question de la division des écoles de la philosophie contemporaine au sujet de l'essence. Et plus précisément, une articulation entre, d'une part, ce qu'il rassemble sous le nom de philosophie analytique, et d'autre part ce qu'il nomme pensée de l'existence. Toutes deux ayant un lien fort au langage. Et au-delà des critiques, c'est toute une philosophie du langage qui se déploie ici. L'occasion pour l'auteur de passages d'une virtuosité époustouflante : comme, à partir d'analyses des éléments du langage (nom, verbe, adjectifs, etc.) produire une lecture nouvelle des premières pages de la Genèse. Nous avons été particulièrement impressionnés, par exemple, par les analyses psychanalytico-linguistiques des relations d’Ève avec Adam.


Introduction

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De Platon à Hegel la philosophie était une discipline relativement unifiée, non parce que les auteurs se rejoignaient dans leurs thèses, mais parce qu'ils dialoguaient. Parce qu'ils étaient capables de dialogues. Il y a toujours eu des écoles, dans l'antiquité (sceptiques, cyniques...) comme au moyen-âge (nominalisme, réalisme...). Ce qui caractérise notre époque, post hégélienne, c'est l'incommunicabilité qui s'est établie entre les philosophies de l'objet, pensées objectives que revendiquent la philosophie analytique (empirisme, métaphysique), les philosophies du sujet, que revendiquent les phénoménologues depuis Husserl, et les philosophies existentialistes, philosophies de l'altérité (Kierkegaard, Nietzsche, jusqu'à Heidegger et Lévinas). Alain Juranville remarque qu'au moins se rejoignent-elles dans leur attachement au langage. D'où le titre de l'entreprise générale menée ici, Philosophie et langage, dont le livre que nous lisons ici constitue la première partie (sur trois).
Notons immédiatement qu'en raison du propos ici visé, l'auteur traite ensemble philosophie analytique et phénoménologie. Cette raison tient au projet commun qu'elles se sont assignées, de se mettre au service de la science, de penser la philosophie comme science rigoureuse.
Qu'est-ce que le langage ? À quoi, à quel trait reconnaît-on un langage, ou un élément de langage, au milieu des choses ? À ceci, qu'en plus d'être cette chose, cet élément, il renvoie à autre chose. Il est à la fois signe et signifié. Alain Juranville dit : signifiance et signification. Tandis qu'elle se tient, en soi, comme cette rose, elle est aussi soudain par le poète, par qui elle devient aussi élément de langage, désignation de l'amour, ou de l'éphémérité de la jeunesse. Mais désignation qui est en fait seconde, car répondant d'un premier et fondamental appel de l'amour ou de l'éphémérité de la jeunesse eux-mêmes (sinon ce langage verserait dans le pur conventionnalisme). Appel qui est appel du nom, appel à la nomination. Nomination qui est le principe essentiel qui guide l'usage métaphorique du langage par le poète, dans son rapport à la parole. Mais d'abord le langage, saisi dans son objectivité, dans sa chosité sensible, si on le ramène, en deçà de tout l'espace de la signification auquel il renvoie, est signe et ensemble de signes, signifiants et « chaîne signifiante ». Depuis Frege et sa tentative d' « idéographie », Russell, Wittgenstein, Quine, Kripke et tant d'autres, se sont efforcés de donner vérité à ces signifiants, de les organiser, visant un usage uniforme, afin d'en « rigidifier la référence » et d'en assurer un usage commun, dont le pouvoir signifiant du signe serait vérifiable par tous. Seulement, si philosophie analytique et pensée de l'existence sont « l'une et l'autre attachées au langage », si toutes deux visent, au sujet du langage comme d'abord signifiant, sa vérité, d'abord elles s'entre-excluent. C'est un constat. Constat dont ce livre, Philosophie et langage, sur près de mille pages réparties en trois tomes, entend donner la raison et en proposer le dépassement.

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Alain Juranville a une thèse, qu'il propose dès l'ouverture de son texte : le schisme trouve sa racine dans la divergence de positions relativement à l'essence. « […] toutes deux refusent que puisse être posé comme tel un savoir philosophique avec l'essence comme principe. » Et ce pour deux raisons opposées, qui finalement se rejoignent dans un effet commun. Pour l'auteur la philosophie analytique rejette l'essence, l'essence essentielle qui serait principe de la signifiance et donc de l'usage des noms. Il y a bien (Juranville n'en parle pas) au sein de la philosophie analytique débat au sujet de l'essence et de l'« essentialisme ». Suivant les héritages revendiqués, Platon, Dun Scot, etc., l'essence est interprétée comme question de quiddité ou d’eccéité, quand elle n'est pas simplement et directement rejetée au profit de théories du faisceau (Hume). Mais de toute façon aux yeux de l'auteur le problème ne se situe pas là (d'où l'absence de discussion). L'important est que pour le courant analytique (au sens de philosophie analytique), le langage, et au premier chef le langage ordinaire, n'a rien d'essentiel. Déjà Leibniz, avec sa « caractéristique universelle », puis Frege, Russell... cherchèrent une réforme du langage ordinaire. Et ce parce que ce dernier serait imprécis, inadéquat à l'usage d'une science rigoureuse. D'où un conventionnalisme revendiqué des signes (signifiants), dont la signifiance est sans vérité, seul comptant la relation du signe à la chose (signification). D'où le déport du débat sur l'essence, du signifiant (le nom) au profit de la chose signifiée. S'il y a une essence, c'est une essence de la chose, toujours au-delà du langage pour la philosophie analytique. Donc pas d'essence dans le langage. Pas de langage essentiel.
Au contraire, pour les penseurs de l'existence l'essence est revendiquée, et justement comme langage. L'essence de l'existence résidant dans le langage lui-même, et dans l'acte de la parole, dans l'énonciation. Dans la parole de l'existant. L'existant n'atteint de vérité qu'à la condition d'une parole vraie, essentielle, parole qui aurait rejoint sa propre essence. Ce que défendent aussi bien Kierkegaard (l'existence paradoxale du Christ-parole vraie), Heidegger (Acheminement vers la parole, etc.), Lévinas, Foucault (la parole vraie comme parrhèsia). Le problème est qu'alors, logiquement, cette essence ne saurait être expressément signifiée dans le langage lui-même, positivement. Ce parce qu'il est supposé, c'est le cœur de l'existentialisme, que l'existence déborde toujours l'essence de l'existant, qu'exister est « au-delà de l'essence » (Lévinas). Que «l'essence du Dasein réside dans son existence» (Heidegger). S'il y a une essence (et c'est bien leur position à tous), elle est tout entière rivée au signifiant, et ne saurait se transporter, se poser dans une signification déterminée. Ainsi, « la parole est parlante », nous dit Heidegger. Traduisons : pour approcher l'essence de la parole, en dire quelque chose d'essentiel, seul nous est-il possible de dire à partir de son dire, de dire à partir de ce qu'elle dit, comme signifiant parlant, quand elle est parole vraie, parlante. D'où « l'écoute » de la parole du poète. De même pour Lacan, pour qui le langage est essentiellement « chaîne de signifiants », parole dans son immédiateté surgissante. La signification, où gît l'interprétation, étant existentiellement seconde. Exister c'est parler, faire surgir le signifiant à partir d'un autre signifiant.

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Pour l'auteur le langage est signifiance et signification. Dans la pensée contemporaine (pour lui de Kierkegaard à aujourd'hui), s'il y a essence, elle est tout entière dans la signification pour la philosophie analytique, tout entière dans le signifiant pour la pensée de l'existence. Ainsi, si l'on entend défendre le langage comme à la fois d'une signifiance essentielle comme d'une signification essentielle, en assumant la contradiction qu'implique une telle définition, il faut admettre la substituabilité des termes (dans le temps réel), considérés chacun dans sa signifiance pure. Ce qui caractérise, selon Alain Juranville, la métaphore. En effet, défend-il, il y a métaphore quand à un terme, auquel il est supposé qu'il a perdu de son essentielle signifiance, est substitué un autre, alors supposé de nouveau porteur de cette essence. Mais, ajoute-t-il, pour que cette métaphore soit elle-même essentielle, il faut qu'ensuite (c'est l’œuvre métonymique achevée), le premier signifiant retrouve toute sa signifiance, d'abord perdue. Et qu'ainsi se noue et s'ordonne peu à peu le système du langage, lui aussi enfin devenu essentiel.
L'enjeu est donc à partir de là, comme nous venons de le voir, de poser ce qu'il en est réellement de cette essence. Toute l'histoire de la philosophie nous montre la difficulté d'en saisir le sens, bien que toujours explicitement ou implicitement admise comme principe guidant le travail philosophique. Si le terme n'apparaît qu'avec les penseurs latins, sa réalité est déjà là (ousia, mais aussi eidos), visée, dès les dialogues de Platon. Elle est ce qui est recherché, ce qui est visé par la question philosophique, et dont il est d'abord supposé que le nom manque. Avec sa question, Qu'est-ce que la vertu ? Socrate cherche à poser la chose derrière le seul nom. Il est donc supposé que la production du nom (ici vertu) ne suffit pas pour en produire la chose (ce serait le pouvoir invoquant, ou performatif, de la parole). Mais il ne suffit pas non plus à poser cette chose. Puisque, disant le nom, je ne sais au fond ce que je désigne par ce nom. Ou encore, parce que le nom est polémique dans la cité, parce que tous n'y entendent pas la même chose, le nom est immédiatement sans vérité commune. Le problème du langage comme parole est donc d'abord de désignation. Et il le restera jusqu'à la pensée la plus contemporaine. Jusqu'à ce que Heidegger en renverse le mouvement et fasse du nom (du nom comme chose), le lieu premier de l'essence, qui dans la pensée en appelle le sens. Le langage comme parole devient alors appel. Où se travaille, non l'essence, mais la vérité de la parole, de la parole vraie. Mais s'en tenir à l'appel c'est rester en quelque sorte fasciné par la signifiance du langage, et d'abord de la parole, et à son impuissance supposée à entrer décisivement dans l'espace positif de la signification. D'où la thèse de l'auteur : affirmer, au-delà de l'appel, la parole comme nomination, où se retrouverait cette fois l'essence de la parole1. Notons toutefois qu'il y a bien eu, dès l'antiquité, une recherche du nom à partir de la chose. Aristote en soutient la nécessité. Mais l'exigence est formelle, car la chose reste alors hors langage, chose visée d'abord et toujours par le nom. D'où les débats sans fin, sans issue possible, durant tout le moyen-âge, entre nominalistes et réalistes, au sujet des universaux, où reposerait l'essence. La recherche de l'essence, où se poserait la réalité au-delà du seul nom, est donc le propre de la philosophie quand elle se rapporte au langage. Car, se rapportant au langage, à son propre langage, la philosophie, pensante, se rapporte alors à sa propre pensée comme à son contenu, auquel elle cherche à donner vérité. Dans le langage de l'auteur, vérité et essence définissent la pensée. Il suivra donc les trois moments qui constituent pour lui l'analyse du concept de pensée. Soit l'être, le concept et la raison. Ainsi, abordant le langage comme métaphore, ici métaphore philosophique (p.274), l'annonce de la division du plan général des trois livres en :

1 – Métaphore de l'être ;
2 – Métaphore du concept ;
3 – Métaphore de la raison.

Mais reprenons tous ces éléments un à un, et avançons pas à pas dans le texte.

I – Philosophie et langage dans la structure de l’œuvre

Alain Juranville est peut-être encore pour beaucoup l'auteur de son Lacan et la philosophie. Ouvrage qui dans les années quatre-vingt eut un retentissement certain, certes par l'intelligence de ses analyses, la clarté sinon la lumière qu'il produisit sur le texte de Lacan, mais aussi par le coup de force conceptuel qui fut le sien : défendre l'idée d'une quatrième structure, au-delà de la perversion, de la névrose et de la psychose. Ce fut la sublimation, par laquelle selon lui se pose l'existence et son savoir. C'est quinze ans plus tard, en 2000, que sortirent les trois premiers tomes d'une entreprise philosophique aux dimensions hors-normes, sous le titre général de La philosophie comme savoir de l'existence (PSE). Le plan initial prévoyait quatre parties. La première fut intégralement publiée, au travers de six livres. La philosophie comme savoir de l’existence, en trois volumes, « L’altérité », « Le jeu », « L’inconscient », PUF, 2000 ; L’Événement. Nouveau traité théologico-politique, PUF, 2007 ; De l’histoire universelle comme miracle. Récit philosophique et récit biblique, Cerf, 2017 ; La fin de l’histoire, épiphanie des religions. Acte psychanalytique et acte philosophique, Parole et Silence, 2019. La suite de cette entreprise fut plusieurs fois reportée. D'autres livres parurent, qui traitèrent de l'histoire, de la politique et de la religion. Philosophie et langage rassemble donc les trois dernières parties, réarrangées et publiées sous la forme de trois livres, dont le premier est celui que nous avons entre les mains. Il nous aura donc fallu attendre 24 ans pour découvrir enfin cette immense entreprise philosophique dans son déploiement complet2. Les amateurs, les « juranvilliens », ne seront pas déçus, ils retrouveront ici leurs repères, les thèmes chers à l'auteur, ainsi que de nouveaux dont nous aurons à parler plus loin. Mais, si le travail d'Alain Juranville est maintenant notoire, s'il est régulièrement publié depuis plus de 50 ans, parfois en plusieurs langues, il reste pour beaucoup, universitaires ou non, un auteur réputé difficile, parfois aussi méconnu parce que jugé inclassable en termes d’écoles : il n'appartient ni à la tradition continentale, ce n'est ni un existentialiste, ni un phénoménologue, ni un philosophe analytique. Philosophie et langage est donc en quelque sorte pour eux une occasion de le découvrir, une occasion d'entrer dans cette pensée qui refuse tous les idiosyncrasies, tous les ésotérismes d'écoles.
On pourrait être rebuté à l'idée d'aborder l’œuvre d'un auteur par le livre 7, après avoir manqué les six premiers. Cela n'a, quand on connaît un peu son travail, aucune espèce d'importance. Et ce pour une double raison. D'abord en raison du propos lui-même, qui s'affronte à une problématique, à un point de butée historique de la philosophie contemporaine dans son ensemble. Chacun, quelque soit la tradition philosophique qui lui est la plus familière, pourra y être sensible. Problème qui selon l'auteur concerne la notion d'essence. Le texte remonte donc volontiers aux commencements de la philosophie, où la question de l'essence était ce que visait la question socratique. Pour montrer comment cette question (celle de l'essence) a été abordée dans l'histoire, jusqu'à ce qu'on pourrait appeler la « crise contemporaine » à son sujet. Crise qui tient, selon l'auteur, aux positions possibles de la philosophie contemporaine relativement au langage. C'est donc expressément, et sans nul besoin d'en connaître le reste, une philosophie du langage qui est exposée ici, à partir de la question de l'essence, question brûlante aujourd'hui, par les conséquences politiques directes qu'elle implique, quand le langage dans l'espace social se fait discours.
L'autre raison est plus générale. Elle tient à la pensée de l'auteur au sujet de la forme que doit viser toute vraie philosophie. Elle doit, c'est selon lui le principe ultime (=essence) de sa justification, se déployer en système. Répétant par là la condition académique platonicienne, Que nul n'y entre s'il n'est géomètre. Système qui est donc sans entrée comme sans point final. Système des concepts qui se renvoient tous les uns aux autres, selon des principes qui se répètent, et dont justement chaque concept est singulièrement par son essence l'un de ses principes constitutifs. Et, parce qu'il est supposé que le nombre des concepts en philosophie est infini, parce qu'il est supposé que l'introduction de chaque concept ouvre un dialogue possible et légitime avec tous les autres, le système est alors supposé infiniment ouvert. On pourra donc sans peine se concentrer sur le propos et les arguments qui sont avancés. On pourra avec tout le profit attendu prendre connaissance de la lecture inédite que fait Alain Juranville de la philosophie analytique, comme de grands auteurs qu'il rassemble sous l'enseigne de pensée de l'existence. Ce qui n'empêchera pas les connaisseurs de repérer tout l'échafaudage invisible qui vient à la fois gouverner et structurer le texte.

II – Le problème de l'essence dans la pensée contemporaine

1 – L'existence et son essence

Ce livre, nous l'avons dit, s'intéresse à la question de l'essence. Il est construit comme une enquête : que peut devenir l'essence dans la pensée actuelle ? Mais d'abord, reprenons notre question depuis le titre : que pouvons-nous attendre de Philosophie et langage ? Que la philosophie prenne le langage pour son objet. Encore que les deux termes ne soient pas imbriqués, il ne s'agira donc pas, à proprement parler, d'une philosophie du langage. Philosophie et langage sont posés sur le même plan ; il s'agira donc bien plutôt d'un travail qui accueillera ensemble ces deux notions ; ainsi, d'accueillir le problème qui pourra surgir de leur accueil simultané. Il nous faut donc repartir de la thèse générale de l'auteur, au sujet de la philosophie elle-même. Il la définit comme savoir et existence. Les six premiers livres que nous avons mentionnés plus haut avaient justement pour but explicite d'en justifier la thèse. Le problème de la philosophie contemporaine, selon lui, tenait à cette double exigence, d'une part celle d'un savoir, celle-ci immédiatement reconnue dès son commencement en Grèce par Socrate et Platon ; d'autre part celle de l'existence, celle-là dont la reconnaissance fut plus tardive dans l'histoire de la philosophie. Même si, et c'est capital, l'essence de l'existence se révèle d'emblée présente dans les dialogues socratiques, puis dans les disputes des scolastiques, etc. Sans pouvoir cependant se réfléchir elle-même. Insistons : parce que la philosophie est immédiatement ce qu'elle est selon son essence, elle est pleinement existentielle. Entrer en dialogue avec l'autre, au sujet de l'essentiel, c'est immédiatement supposer que l'identité de cette essence recherchée viendra de l'autre et par l'autre ; au moins à l'occasion de la rencontre avec cet autre et de sa parole, dans un dialogue. C'est supposer l'identité allant avec l'altérité, ce que l'auteur définit justement comme existence. Les trois premiers livres qu'il publia se donnèrent cette tâche : justifier la thèse à partir de l'analyse du concept d'existence. Analyse conceptuelle qui selon lui impose trois temps, altérité, jeu, inconscient. L'altérité parce c'est par l'autre, par le surgissement ou la manifestation de l'autre que le sujet prend conscience de son existence. Thèse au fond banale. Je sais que j'existe parce que l'autre me rend manifeste (et réelle, selon son essence propre) mon existence. Le jeu est ensuite ce par quoi l'existence pose sa réalité, se découvre dans sa réalité et la fait peu à peu consister. Reste que ce qui fait l'essence de l'existence, ce qui guide tout le travail de l'existence dans la réalisation de son essence, c'est encore l'autre, bien sûr, mais sous l'espèce de l'inconscient. Ce dont, selon Juranville, toute l'histoire , l'histoire universelle, témoigne. Et d'abord l'histoire de la philosophie elle-même, bien entendu. D'où les trois livres suivant consacrés à l'histoire (événement/récit/acte), parce que ce témoignage est en même temps le fondement (ou la fondation) du savoir d'elle-même. Aussi quand d'abord Schelling, puis surtout Kierkegaard, élèvent l'altérité au concept, c'est à la fois l'existence qui se réfléchit philosophiquement. Qui s'apparaît à elle-même, non encore dans toute sa vérité, mais comme son phénomène. La vérité de l'existence (soit le dégagement réel de son concept) dès lors se constituera peu à peu, durant toute l'époque contemporaine, notamment, et éminemment, chez Heidegger d'une part, chez Wittgenstein d'autre part, comme jeu de langage. L'existence comme jeu (où donc se pose la réalité de l'existence) que ne parviennent pas à dépasser, ni la pensée de l'existence, ni la philosophie analytique. La thèse de Juranville est qu'il faut décisivement dépasser ce moment de la vérité du concept (de l'existence) et en poser définitivement l'essence aujourd'hui. Essence de l'existence qu'il détermine comme l'inconscient. Et thèse qu'il justifie par l'histoire. Par la découverte de l'inconscient et sa position par la psychanalyse et sa pratique.

2 – Penser l'essence

Dès lors, justification faite, l'auteur nous revient aujourd'hui en reprenant sa thèse, non plus seulement depuis la philosophie, mais depuis le lieu où apparut dans sa vérité la philosophie à l'époque contemporaine, le langage. Où se joue à la fois l'époque et le concept. Où se situe, selon lui, l'enjeu du problème. Le problème d'une essence introuvable. Problème qui tient précisément aux rapports qu'entretiennent existentiellement philosophie et langage. Problème et d'abord contradiction qui se retrouve dans la scission des écoles.
Ou bien la philosophie se veut métalangage pour la science (métaphysique pour la physique), « voulant le réformer afin d'élaborer un langage logique pour la science » (c'est la direction prise par la philosophie analytique), mais alors le conventionnalisme ou le formalisme inhérents à pareille entreprise interdisent d'emblée toute vérité à l'essence. L'essence n'y est plus essentielle. Par exemple, penser la relation de l'objet au sujet en les posant sous la forme x.f(x), c'est expressément vider les termes de tout contenu essentiel qui pourrait en guider l'expression, la vérité. C'est penser une pure forme, et donc supposer que la vérité est indépendante de l'essence. Indépendamment du monde réel, dira Wittgenstein dans sa critique.
Ou bien la pensée accorde toute sa place à l'essence. Et pense même (Heidegger), que « l'essence du Dasein [l'existant] réside dans son existence ». Et le problème alors se renverse : penser l'essence à partir de l'existence c'est accorder toute sa place à la finitude, à ce que Kierkegaard appelle le désespoir, à l’entraînement dans la quotidienneté d'une existence inauthentique ou déchoit l'existant (le Dasein). Ce qui caractériserait donc l'existence est son insuffisance constitutive dans son rapport au savoir. Le plus propre de l’existence de l'existant est, existant, de toujours déborder son essence (Heidegger), voire de n'avoir proprement d'essence que ce qu'en manifeste l'existence dans son acte même, dans le pur présent (Sartre). Ce que résume Heidegger au début de Être et Temps : « l’être est indéfinissable » (= ne saurait présenter d'essence qui se sache). D'où la position que prendra finalement Heidegger, ramener la philosophie à la plus modeste considération de l'être, disons à la pensée qui, pour garantir sa vérité, se maintient dans sa propre ombre, mi voilée mi dévoilée, dans le clair-obscur du dévoilement. Lacan, empruntant le même chemin, parle à propos du savoir, de « mi-dire ». De même Lévinas, préférant franchement l'infini (=le non-défini) à la totalité (=le savoir systématique qui se sait lui-même).
Alain Juranville entend donc sortir de ce jeu, qu'il juge politiquement dangereux, parce qu'impuissant. En rester, après l'existence comme autre, à l'existence comme jeu, c'est selon lui manquer le destin historique et politique de la philosophie, au commencement contre les sophistes, aujourd'hui contre le retour de toutes les barbaries (nazisme, stalinisme) sous des formes contemporaines : humanitarisme, écologie, démocratie directe... La philosophie, nous dit l'auteur, a, comme discours dans le jeu social des discours, un rôle décisif à jouer, une responsabilité devant l'histoire. Elle doit poser son savoir et ne pas se contenter de « penser ».

3 – La pensée métaphorique

Parvenu à ce point l'auteur avance une thèse, à la fois issue de la philosophie comme existence, et du langage. La philosophie, comme savoir de l'existence, est, sur le plan du langage, métaphorique. La pensée philosophique est essentielle dans et par la métaphore. Parce que, sur le plan du langage, exister c'est essentiellement substituer l'autre à soi, tenir l'autre comme le tenant essentiel de son identité. C'est, par la métaphore, par la grâce de la métaphore, accepter que se délaisse, que se dissolve, l'identité d’abord supposée (avec son essence d'abord supposée), et accueillir (c'est l'ex-sistence) celle de l'autre, celle qu'appelle le nom de cet autre, dans le mouvement substitutif de l'un pour l'autre (où il retrouve Lévinas). Et métaphore de la pensée qui finalement pourra se poser en raison comme substitution du définissant au défini. Et se constituer en savoir positif de l'existence. Dès lors, qu'en est-il de la métaphore, de la pensée comme métaphore, existentiellement ?
Avant de répondre, remarquons ceci. L'auteur cherche l'essence, il cherche, philosophiquement, à donner toute sa vérité à l'essence. Or vérité et essence sont précisément les deux termes qui définissent selon lui la pensée. De la pensée, il est dit classiquement que c'est un contenu, d'abord simplement identifié à l'être dans son objectivité (Parménide), puis identifié à l'être dans sa subjectivité (Descartes). Toujours, la pensée est le contenu porté, véhiculé par le langage. Pour Descartes, la pensée est le contenu substantiel par excellence, celui qui fonde et justifie l'existence : « je pense, donc je suis. » Contenu expressément conscient chez Descartes, mais contenu qui pourra, chez Freud, être inconscient. En tout cas contenu essentiel pour la philosophie. C'est même, pour tous les penseurs, son contenu le plus objectif. Or ce contenu est, du coté du langage, ce qui est spirituellement véhiculé, porté, par la proposition. Frege, et toute la tradition de la philosophie analytique le pose ainsi. Et tout aussi formellement une proposition est une articulation de concepts. À partir de quoi certes les approches respectives de la philosophie analytiques et de la pensée de l'existence divergent. Pour la première une proposition relie un sujet à un prédicat, généralement interprétée sous la forme d'une fonction propositionnelle de type P(s). Par exemple, le contenu de pensée que Dieu est infini est porté par la proposition « Dieu est infini », qui est interprété comme le sujet Dieu auquel est prédiqué la propriété infini, dont la structure logique profonde (Chomsky) serait I(d). Pour Heidegger il en va tout autrement. Qu'appelle-t-il penser ? Sans entrer ici dans les détails de son article fameux, ce qui est certain est que, si la pensée est quelque part, c'est au plus près de l'acte de parole du poète. Bref, pour Heidegger s'il y a pensée ce sera de toute évidence sous la forme d'une métaphore. Où infini n'est plus interprété comme le prédicat de Dieu, mais comme se substituant à Dieu. L'essence, perdue en Dieu, se retrouvant en l'infini. Ce que Lacan avance de son côté à propos du vers de Hugo, dans Booz endormi : La générosité de Booz se « déplaçant » dans la gerbe. Penser, pour notre auteur, est ainsi passer métaphoriquement, créativement, d'un concept à un autre, par la position d'une identité. Où l'on retrouve toutes ses définitions, à commencer par le titre général de son œuvre : La philosophie comme savoir de l'existence. La philosophie est pensée, et le contenu de cette pensée est exprimé par la métaphore, substituant l'existence au savoir. Métaphore élevant le nom à l'être, par quoi l'essence se fait sensible à la pensée ; et ce, dans le cadre de d'une métaphore plus générale, qui substitue la proposition savoir de l'existence (le définissant) au nom philosophie (le défini). Métaphore élevant le nom au concept. Définition de la philosophie qui, en tant que pensée, n'est que formelle. N'est qu'une proposition. Enchaînement d'abord tout à fait abstrait de noms. Qui certes peut faire sens, mais ne fournit pas ses raisons. Proposition qu'il faudra ensuite justifier par un enchaînement (une articulation) de propositions, jusqu'à former un discours qui se tienne, qui ait consistance, répondant peu à peu à toutes les objections qui se présentent. Ce sera enfin ce qu'il appelle la métaphore de la raison. Notons, nous y reviendrons, que c'est par la recherche de la raison, que c'est guidé par le principe de la raison, qu'un terme trouve finalement sa définition et par là s'établit légitimement comme concept au sein de la pensée philosophique. Ce qu'il résume ailleurs (PSE 4, p.212) :

Métaphore du concept qui, rappelons-le, suppose dans son objet celle de l'être, hors laquelle on ne pourrait parler de l'existence ; et qui suppose dans son principe celle de la raison, par laquelle chaque concept peut avoir un sens déterminé, la définition du concept se substituant métaphoriquement à lui, la dualité qu'implique cette définition devenant la contradiction traversée dans le mouvement logique.

Dans ce même PSE4, p.541 et 542, il précise son idée, au sujet de la métaphore (et pensée) philosophique, et de l'articulation des trois moments qu'elle implique logiquement :

Et c'est ce qui se produit avec la philosophie dès qu'elle apparaît en Grèce et qu'elle introduit l'usage spéculatif du langage. C'est-à-dire, dans le cadre métonymique de la quête de l'essence, la mise au premier plan, par acte métaphorique, du terme d'être, par quoi l'essence est accueillie, comme effective, dans l'immédiateté de celui qui parle ; mais aussi l'élévation, elle-même métaphorique, de tel et tel terme du langage ordinaire au statut de concept spéculatif ( ou idée,  ou science...) par lequel l'essence est posée ; et enfin la substitution, là encore métaphorique, au concept, de sa définition, de sa raison. Toutes choses qui sont déjà une détermination effective de l'essence, alors que celle-ci semblait simplement recherchée. Une détermination, en l'occurrence, de l'essence de la pensée, à partir de quoi toutes les essences pourront être déterminées à leur tour.

Rappelons qu'Alain Juranville, après les six premiers livres de son entreprise, entend explicitement entrer par ce triptyque, Philosophie et langage, dans le contenu effectif du savoir philosophique, dans la présentation de son contenu objectif3. Objectivité qui pour lui est expressément et précisément langage. D'où, d'une part, la présentation de la philosophie comme pensée, pensée métaphorique. D'où, d'autre part, le déploiement de son analyse en trois moments, qui correspondent, au niveau du concept, au concept comme phénomène (c'est le concept tel qu'il apparaît toujours d'abord à la conscience), puis comme vérité, et enfin comme essence. Les trois moments de l'analyse du concept de pensée sont déjà présentés au début du livre (chapitre) 2, « le jeu ». Il s'agit de l'être, du concept et de la raison.

Pensée : vérité/essence (être-concept-raison)

Où nous retrouvons l'ossature générale qui structure Philosophie et langage dans son ensemble. Qu'il présente ainsi lui-même (p.12) :

Il n’y a donc plus pour nous qu’à montrer qu’une semblable métaphore peut être présente dans le discours de la philosophie. Elle ne sera certes pas, comme l’habituelle métaphore poétique, ce qui — pour autant qu’on suit jusqu’au bout l’identification qu’elle propose, assume jusqu’au bout la contradiction qu’elle introduit — élève l’objet ordinaire à la dignité et surtout à la consistance de la Chose. Elle fera advenir dans l’objet non plus la Chose, mais ce qui la pose, l’essence. Ainsi, on le verra, pour la métaphore de l’être, qui fait entrer dans le langage du savoir philosophique ; pour la métaphore du concept, qui permet de former les propositions de ce savoir ; pour la métaphore de la raison, qui en installe le système. De là cet ouvrage avec ses trois livres :


Livre I. Du nom comme sceau de la Création à la philosophie comme savoir de l’existence
Livre II. Du concept comme sceau de la Révélation aux propositions du savoir philosophique
Livre III. De la raison comme sceau de la Rédemption au système du savoir philosophique

Certes, Alain Juranville ne dit pas que c'est l'analyse du concept de pensée qui fonde, ouvre la perspective de ces trois livres. Mais nous nous croyons suffisamment justifiés à présenter les choses ainsi.


III – Abord du texte du livre I

1 – Le nom et son exigence

Entrons maintenant dans le texte de ce premier livre, et lisons-le.
L'ouvrage comporte trois parties. La première est consacrée au langage lui-même, non comme concept (le titre eût alors été Philosophie du langage), mais dans sa réalité objective. Ailleurs il a analysé le concept de langage, en trois moments (usage/règle/jeu). Ici il s'agit au contraire, non d'une analyse, mais d'une synthèse. Synthèse qui part des éléments, ou entités élémentaires, atomiques, si l'on veut, et qui à partir de là reconstruit son objet : nom (et usage réel du nom), articulation des noms dans la proposition (avec ses règles, ici dans leur réalité, la grammaire), articulation des propositions dans un système, ce dernier porté par un discours (c'est le langage en lui-même, mais tel qu'il se tient dans sa réalité, comme on dit tenir un discours. Enfin ce qui fonde réellement en raison le langage dans l'espace social (où le langage a toute sa finalité, et prend son sens), le jeu des discours.
Il part donc du nom. Sa thèse est que le nom est, dans le langage, le principe réel, ou disons la condition objective, de la création (son principe subjectif étant le génie4). Suivent des pages splendides pour la justification de sa thèse. Bien évidemment, le nom comme principe créateur est immédiatement relié aux premières pages de l'Ancien Testament, dans lesquelles Dieu nomme, crée en nommant. Mais aussi l'homme, qui nomme les espèces. D'excellentes analyses de la création de l'homme, de la création de la femme. Une interprétation lumineuse de la création de la femme à partir d'une côte de l'homme : une côte lui manque et immédiatement la femme est l'incarnation de ce qui lui manque, constitue son manque essentiel, et le conditionne comme être désirant, toujours plus manquant à mesure que la femme devient son Autre. Et puis, à partir de là, sont interprétées la pomme, le serpent, l'arbre de la connaissance, où l'on retrouve Juranville le psychanalyste subtil. Des pages superbes sur Proust et les noms, sur Rimbaud, Mallarmé, Dostoïevski, Baudelaire. Notons encore cette interprétation très belle, si juste à nos yeux, au sujet du nom créateur, des échanges de Dieu avec Moïse (« Je suis celui que je serai »), et avec Jacob («Fais-moi je te prie, connaître ton nom»), sur les substitutions de noms en général (Jacob devient Israël, Abram devient Abraham, Saraï devient Sarah, Luz devient Bethel, etc.) ; en fait chaque fois qu'un homme ou un lieu prend consistance, s'est fait œuvre par création, et s'est révélé à lui-même (s'est « fait un nom »).
Puis viennent des analyses du verbe et et sa fonction essentielle dans le langage. Sont de nouveau convoqués Rimbaud, les Évangiles et la Passion du Christ, Eschyle et Prométhée ; mais aussi bien sûr Platon, Heidegger, Benveniste, Lévinas, Lacan, etc. Verbe qu'il relie au nom et à sa puissance créatrice : « C’est dès lors à partir du verbe comme catégorie grammaticale, et parce qu’il porte l’indication du temps (et du présent de celui qui parle), que le langage humain pourra recouvrer sa vérité originelle de verbe créateur. » (P.33). Suit une analyse lumineuse, articulant le verbe, les trois personnes de la Trinité, la Révélation et l'Incarnation. Relevons au passage ceci : les trois livres relient, le nom à la Création, le concept à la Révélation et la raison à la Rédemption. Ce ternaire Création-Révélation-Rédemption est rappelé très souvent dans le système juranvillien, il vient bien sûr de celui qui structure L'étoile de la rédemption, de Rosensweig. Ternaire qui est analysé comme tel ailleurs (PSE5, p.78), à propos du concept d'historicité.
Ce n'est seulement qu'après cette présentation du nom et sa relation au verbe que peut venir cet article capital, central dans ce livre, où il est question de ce qu'il appelle « l'exigence du nom » (§3, p.41) qu'il relie au destin. Capital aux yeux de l'auteur, qui entend défendre partout l'idée d'un savoir, d'un savoir positif et unifié, qui prendrait consistance et unité. Or dans le nom, le nom donné (d'abord par Dieu, puis par les hommes), l'auteur voit la promesse de pareille savoir et unité du savoir. Le nom y appelle, et en quelque sorte l'exige. Le don du nom à la créature, du fait du nom, constitue son destin de créateur, appelé à nommer à son tour, et ainsi à créer, à œuvrer. Nom bien sûr qui ne saurait rester le nom commun, le nom de l'espèce, sous laquelle tomberait les individus à jamais sans-nom. Ce qu'il précise dès l'ouverture de l'ouvrage (p.15 et 16). Car, ajoutons, les noms communs ne nomment que des concepts pour la science, molécules, espèces animales, etc. qui ne regardent en rien la philosophie parce que ce sont des noms et des concepts dépourvus d'essence propre. Ce que comprend fort bien Socrate au début du Ménon, à propos de la définition qu'il recherche : si l'abeille peut être décrite en ce qu'Aristote appellera genre et espèce, il en va tout autrement de la vertu, nom véritable et essence véritable pour la philosophie. D'où ceci, que le texte exige que nous déduisions : la vertu, le bien, la piété, l'amour ou la justice sont des noms propres ! La justice n'est pas le nom commun à des individus indifférenciés qui l'instancieraient. Solution radicale au problème médiéval des universaux. Noms, concepts et choses s'attribuent tous les uns aux autres, dès lors qu'ils sont saisis dans et par le langage. Les noms sont des concepts et des choses. Ainsi la justice est à la fois un nom, un concept, une chose, une essence, etc. Toutefois le nom est phénoménologiquement premier quand c'est le langage dans sa réalité qui entre en analyse. L'auteur tient fermement au nom comme nom propre parce qu'au fond pour lui ce que vise la philosophie politiquement, c'est un discours qui donnerait place légitime, définitivement légitime au discours de l'individu, qu'il puisse « se faire un nom », comme au fond, inconsciemment, cette exigence sans cesse lui est rappelée depuis le don du nom de baptême. Discours ultime et finalité du discours philosophique sans lesquels la société resterait structurellement « sacrificielle ». Comme ce fut le cas (scandaleux, d'un bon scandale) pour les individus Socrate et Christ. Farouchement attaché à l'Histoire, à l'histoire universelle, Alain Juranville étend légitimement le nom propre aux noms de lieux (exemple donné par lui : France). Noms sans lesquels l'histoire ne saurait s'écrire, ne resterait qu'un récit abstrait. Aussi abstrait que le récit de la fission d'un atome, qui, comme tous les récits scientifiques, n'engagent jamais fondamentalement le lecteur, qui y est partout et nul part. D'où l'impuissance historique de la dramaturgie du récit écologique actuel, par exemple. Si l'espace, pour recevoir réalité, a besoin de noms propres pour l'entrée et la réalisation de l'histoire, ajoutons que cette histoire ne pût véritablement commencer que, au-delà de l'espace, lorsque le temps lui-même prit réalité par le nom. Le temps réel, le temps historique est le temps Chrétien. C'est depuis le Nom du Christ que sont nommés de noms propres les temps. Temps devenu réel, précipité, à partir du nom du Messie. De tels noms propres du temps sont des dates. 753 av.JC, 476 ap. JC, 1789 sont des noms propres. Si le 14 juillet est une date (et un nom propre) c'est parce qu'il est un individu unique, contrairement au 21 juin, nom commun d'un concept de la science (et des religions idolâtres), le solstice, sous lequel tombent quantité d'individus indifférenciés. Dates comme noms propres du temps réel, qui sont aussi bien sûr exigeantes : leur mémoire, leur commémoration, sont des appels ; elles exigent de nous que nous y répondions, que l'on en poursuive le destin, que nous en soyons responsable ( « plus jamais ça », etc.). Destin et responsabilité, qui sont des traits essentiels apparus par l'exigence du nom.

2 – La proposition, l'espace et le temps

L'espace de la proposition ordinaire

L'exposition phénoménologique de la réalité du langage se poursuit par la considération, après le nom, de la proposition. Notons immédiatement qu'une thèse, encore implicite dans ce premier tome, justifie néanmoins son mouvement général. Car, de quel langage parle-t-on ? Si l'entreprise avait été une approche philosophique du langage en général, le titre eût été Sur le langage, ou Du langage. Ici il s'agit donc d'aborder le ou les rapports essentiels de la philosophie, qui est elle-même langage, au langage en général. La thèse, sauf erreur, est celle-ci : le langage est philosophique par essence. L'essence du langage en général, du langage vrai, l'essence de tout langage est dans sa réalisation langage philosophique. Là seul est son accomplissement. Thèse implicite, thèse forte. Car, qu'appelle-t-on langage ? Certes des formules ordinaires telles : « J'arriverai par le train de 15h. », ou « Pitt est un pouillot oriental », participent du langage. Qu'elles participent du langage ordinaire ou du langage scientifique. Mais l'usage de tels langages n'est que technique, n'a de finalité que technique. Langage à l'indicatif (ou, modalement, hypothético-déductif), quand il ne s'agit que d'indiquer un état local du monde, de formuler une proposition vraie au sujet du monde actuel, ou de l'une de ses variantes possibles (« si le train a du retard je prendrai un taxi »), mais variantes toujours déjà contenues dans l'identité supposée du monde. L'usage ordinaire du langage, comme son usage scientifique, n'envisagent jamais une rupture dans le temps, un événement en contradiction radicale avec le monde et son état, qui en fonderait un autre, un monde nouveau. Pour eux l'avenir (ce qu'on a coutume d'appeler le temps des possibles), n'est qu'un ensemble d'états compatibles (=non-contradictoires) avec l'état du monde présent. D'où la conception métaphysique analytique d'un monde possible dans son extension comme identité spatio-temporelle ontologiquement homogène (D. Lewis, 1986). Juranville relie bien aussi ontologie et espace-temps. Ce qu'on peut remarquer dans ses définitions : l'espace comme être et identité, le temps comme être et altérité. Où l'on note immédiatement que la dimension temporelle est celle du surgissement possible de l'autre, et donc conception d'un avenir gros de possibles que le présent ne contient pas déjà dans son identité de présent. L'usage scientifico-ordinaire du langage est en fait l'usage commun du langage qui ordonne déjà le monde. Le langage n'a de valeur pour l'existant que si par lui, en venant au monde, il n'est pas condamné à s'y conformer, à partager son essence déjà présente, à s'y dissoudre donc ; mais au contraire si par le langage il peut ex-sister au monde, venir à lui comme son autre vrai, au sein du monde comme totalité de tous les autres vrais qui font consister le monde5. D'où, d'une part, après le nom, l'étude ici présentée de la proposition (où s'articule un nom aux autres noms) ; d'où d'autre part la présentation du langage essentiel comme métaphore, et d'abord métaphore de l'être.
Et commençons par cette dernière.

Le temps de la proposition vraie

L'espace, dit-il, est être et identité, identité de l'être. C'est ce dans quoi se meut la science qui en a fait son objet, la physique (la substance étendue). Tout ce qui est s'étend dans un espace homogène, tout y est identique, tout y est le partage d'une même réalité une. La notion d'espace exclut dans son essence d'abord l'altérité, ensuite la contradiction vers laquelle cette altérité entraîne. Le langage qui se déploie à partir de l'espace, parce que ne s'y pose pas d'altérité, n'a fondamentalement pas de sens6. Ce langage est non-signifiance et signification, il s'arrête à la seule signification. À l'espace de la signification, à une topologie euclidienne, où il est supposé qu'il y a autant d'êtres que de places, et que toutes ces places sont identiquement différenciées, donc au fond identiques7. Participent d'une même réalité non contradictoire ; c'est-à-dire d'une réalité conçue telle qu'abordée par le langage, celui-ci dit vrai (la pose) dès lors qu'elle se déploie sans contradictions. D'où l'on comprend le premier principe aristotélicien pour la science : le principe de non-contradiction. Qui, insistons, relève fondamentalement de ce présupposé : que la réalité à poser par le langage est dans son fond spatial. Ce n'est plus, aujourd'hui avec la philosophie d'Alain Juranville, une évidence, mais une thèse. Thèse d'où découle « logiquement » l'idée des définitions par genres et espèces. Tout l'être, tout ce qui est (et constitue la réalité) peut être distribué côte à côte dans dans un même espace significationnel. Ce à quoi, à juste raison, Heidegger s'oppose, en répondant à la question de l'être par le temps. Certes, la philosophie aura à redonner à l'espace toute sa place, sa place essentiel, comme espace du savoir, qui deviendra, comme le veut aussi la philosophie analytique, espace de la signification ; mais autrement déployé Comme espace, non plus imaginaire, mais réel. C'est la thèse de l'auteur : il faut aborder le langage, et d'abord le nom, comme exigence contradictoire, et donc partir de la contradiction. Partir, s'étonner, de ce que, par finitude, l'essence s'est perdue. Et qu'au fond on bavarde. On parle d'une parole qui ne comporte plus rien d'essentiel. Et donc quitter heureusement l'évidence de l'identité de l'être, de l'espace commun (c'est l'agora) de la signification elle-même alors commune. De là l'acte premier de la philosophie, Platon contre Parménide, qui affirmait (trop tôt, sans épreuve) l'identité de l'être et donc l'espace. Acte primordiale qui est celui que pose Platon dans Le Sophiste avec son « parricide », meurtre heureux du père, par lequel il affirme qu'à l'être doit être substitué autre chose que l'être ; l'être encore certes, mais être-autre, l'être comme autre de l'être, qui est entrée, par le langage, au-delà de l'espace, dans le Temps (=def être/altérité). Et donc par l'affirmation, nous dit l'auteur, du langage comme métaphore, et d'abord métaphore de l'être. Ce que nous devons ici justifier.

3 – La métaphore de l'être

En remarquant immédiatement que l'être, pour exister, doit se présenter à l'autre être (au dieu), mais aussi plus concrètement à tous les autres êtres (humains), précisément comme leur autre. Ce qui se traduit dans le langage qui veut exprimer pareille altérité, par la contradiction. Au fond exister, premièrement (il ne faudra certes pas en rester là), c'est contredire. Poser son dire contre. Et pas seulement se contenter de le poser à côté, dans un espace significationnel où toutes les places seraient, sinon déjà occupées, déjà nommées. Ce que permet la métaphore par la substitution. Pourquoi, dès lors, commencer par la métaphore de l'être ? Juranville s'oppose fermement à l'idée, longtemps poursuivie dans l'histoire depuis la Métaphysique d'Aristote, que l'être, en tant que concept, aurait un statut à part dans l'espace logique du savoir. Pour lui tous les concepts essentiels y trouvent place équivalentes, et seules des raisons particulières (données à l'existant dans son entrée dans le langage) justifient de commencer par poser l'être, et à en déployer la signification. Raison qui est ici l'essence en question, dès lors qu'on cherche à lui donner vérité (vérité/essence=def pensée). Et raison, nous le verrons bientôt, qui est la raison elle-même, comme essence de la pensée. Néanmoins, et justement, parce que l'être est l'essence dans son immédiateté (c'est l'immédiat indéterminé de Hegel), c'est par la métaphore de l'être que se rencontre la pensée, qu'on entre décisivement dans le langage qui se veut essentiel (philosophique). Or l'auteur entend ici discuter, par son étude de la proposition, l'affirmation d'Aristote, que « l'être se dit en plusieurs sens ». Tant qu'on s'en tient à l'analyse de la proposition comme prédication (fonction propositionnelle), du type f(x), il ne s'y rencontre jamais qu'une seule essence, apportée par le prédicat (f) au sujet (x), qui, lui, est supposé sans essence. Supposition tracée dans le x, qui indique une existence (un sujet, mais d'abord un être comme substrat indéterminé), bref un être sans essence, sans signifiance propre. Pour la tradition de la philosophie analytique donc le prédicat ne vient pas (ne doit surtout pas) contredire l'identité primitivement supposée du sujet. Dans la proposition « La rose est éphémère », l'éphémérité n'est pas attribuée à un être qui primitivement y serait, non seulement étranger, mais réfractaire par essence. Sinon la proposition est considérée comme signifiant le faux. Ce qui arrive lorsqu'on affirme que « le carré est rond ». et ce précisément, comme on l'a vu plus haut, parce qu'alors la rondeur prétendrait venir occuper une place (celle de la forme de cet être) déjà occupée dans l'espace de la signification (par la carritude du carré). L'être d'une certaine tradition aristotélicienne (disons par une certaine lecture8) serait « plurivoque ». Plurivoque d'une part parce qu'il serait homonyme de plusieurs fonctions logiques dans la proposition. Ce que remarquent, Juranville les cite en exemple, tant Heidegger, Wittgenstein que Benvéniste. Ainsi Wittgenstein : « Le mot “est”, dit-il, apparaît en tant que copule, en tant que signe d’égalité et en tant qu’expression d’existence9 ». Plurivoque d'autre part, et plus fondamentalement, parce qu'il serait, dans le langage, le support de toutes les déterminations, et donc n'en aurait par lui-même aucune. La discussion de cette thèse, tout à fait centrale dans ce livre, a lieu §23. C'est un passage dense, difficile, que nous devons discuter à notre tour, à la lumière de l'ensemble de l’œuvre de l'auteur. Car derrière ces considérations grammaticales, linguistiques, en apparence un peu abstraites et inoffensives, se cachent des enjeux existentiels, politiques, majeurs. Affirmer qu'il y aurait, dans le langage, un signifiant sans signification propre, sans essence, au fond privé de parole, de logos propre, c'est s'engager dans une structure fondamentalement sacrificielle. Dans laquelle un être pourrait être légitimement sacrifié au profit de tous les autres10. Mais c'est encore plus radicalement détacher l'être, ce qui est, le substrat réel, de la puissance du langage. C'est décorréler la quantification de la qualification. C'est au fond emboîter le pas de Russell lorsqu'il affirme que « les choses sont ce qu'elles sont » (=indépendamment du langage). C'est ignorer (refuser de penser) le rapport intime de la chose à l'objet. Jusqu'à les confondre. Ce dont témoigne par exemple (c'est un symptôme) la traduction de Word and object par Le mot et la chose. c'est refuser de voir dans l'être, dans ce qui est, un principe, une puissance créatrice, un souffle de vie et de parole, le site même d'où parle premièrement la parole, le lieu premièrement signifiant. Contre quoi Juranville affirme que l'être lui-même est pourvu d'une essence, d'une essence propre. Mais, nous allons bientôt l'aborder, d'une essence telle que sa nature explique (sans toutefois justifier) qu'elle ne se soit dévoilée que si tardivement dans l'histoire de la pensée. Tentons nous-même une lecture de ce §23. Et ce, en le rapportant à un autre passage, au début du §4, consacré à la proposition, justement :

Heidegger a, de la manière la plus radicale, la plus philosophiquement décisive, insisté sur l’être : « Supposons qu’il n’y ait pas cette signification indéterminée d’être et que nous ne comprenions pas ce que ce signifier veut dire. Qu’y aurait-il alors ? Seulement un nom et un verbe de moins dans la langue ? Non. Dans ce cas il n’y aurait pas de langue. » (p.58).

Et de souligner que dans toutes les langues existe un terme équivalent à l'être, qui en occupe la fonction logique, sous sa forme verbale ou infinitive. À l'être ne pourraient donc pas être simplement (et sans dommage) substitués des termes porteurs des fonctions logiques profondes d'existence, d'égalité ou de copulation. Il poursuit :

Et cela parce que l’être marque la transcendance du langage, de la parole, du verbe par rapport à l’homme, transcendance qui constitue celui-ci. Lévinas n’est pas loin de reconnaître cette valeur de l’être : « Le verbe être dit la fluence du temps comme si le langage n’équivalait pas sans équivoque à la dénomination. Comme si dans être seulement le verbe rejoignait sa fonction de verbe ».

C'est maintenant que nous pouvons ajouter à notre analyse des rapports de l'être à l'espace et au temps. Si à l'infinitif l'être se rapporte à son identité déployée dans l'espace, l'être comme verbe est le porteur et la marque du temps, de la présence de l'Autre dans le langage, la marque du souffle de l'Esprit. Le temps comme être et altérité, rappelons-le.
Il ajoute encore ceci :

Et ce sens éminent se perçoit quand, au-delà de sa valeur de copule (comme dans « La rose est rouge »), on tente d’énoncer absolument : « La rose est » (cela ne vient certes guère naturellement), et surtout quand on fait usage de l’infinitif être, comme Heidegger l’a noté : « L’infinitif, tel qu’il est entendu dans l’appellation latine, est une forme de mot qui coupe ce qui est signifié de tout rapport significatif déterminé ». Verbe pur (p.59).

4 – Être et exister

Afin de bien fixer nos idées, car nous courons toujours le risque, en ces matières, de verser dans un formalisme vide, prenons des exemples. Écoutons, à la manière de Heidegger, ce que disent ces propositions usant du terme être dans ses formes transitives et intransitives :

« L'amour est beau. »

Dans cette phrase il semble que le verbe n'y ait qu'une fonction strictement copulative, « logique », de pure forme ; qu'il ne soit porteur d'aucun contenu. Que seuls les termes amour et beau soient signifiants. Soient porteurs d'essence. Qu'au fond dans cette proposition beau est simplement attribué à l'amour, et qu'on pourrait la réécrire en posant le beau comme adjectif épithète, attribut du sujet amour, dans une proposition nominale :

« l'amour beau », ou « le bel amour ».

Il semblerait donc qu'on puisse sans dommage, sans rien perdre du contenu significationnel de la proposition, faire disparaître le verbe. Que l'être soit ici inessentiel.
Comparons maintenant, pour faire apparaître le sens de notre propos, l'usage différencié des verbes être et exister sous leur forme intransitive :

« L'amour est. »

« L'amour existe. »

Nous sentons immédiatement que les deux propositions n'ont pas le même sens. La seconde ne nous parle pas seulement de l'amour ; son propos, ce qu'elle propose, n'est même pas de nous parler d'amour, mais uniquement de la relation entre nous et l'amour. Dire que l'amour existe, c'est affirmer que l'amour a de l'effet dans notre vie, que l'amour y joue un rôle, que nous pouvons ou que nous devons en tenir compte. Que nous sommes reliés, en relation existentielle à l'amour. Ce que n'affirme pas du tout la première. Qui elle nous parle d'amour. La première proposition nous dit quelque chose à propos du mot d'amour. Elle nous dit précisément que le mot d'amour n'est pas qu'un mot, qu'il possède (et c'est le verbe être dans son usage absolu qui nous y introduit), une essence. « l'amour est » nous invite à nous laisser guider par la signifiance du mot, qu'il nous mènera quelque part ; il ramène pour nous le mot, dans son énonciation, à sa pure signifiance. « l'amour est » est une invitation à la considération de l'amour, invitation à parcourir le chemin, purement spirituel, qui ramène à la contemplation de son essence.

5 – L'être et son essence

À partir de quoi nous comprenons mieux, d'une part, l'attachement de l'auteur à l'identité de l'être et de l'essence. Disons, pour donner sa vérité à la parole de Parménide, à l'identité de l'être et de la pensée (contre la disjonction russellienne). C'est l'être, dans son immédiateté, qui ouvre la voie de la pensée. De la pensée de l'essence, donc. D'où la présentation suivante de l'être :

Être =def immédiateté/essence

Les remarques précédentes éclairent aussi, et étaient, l'analyse phénoménologique qu'il propose de l'être :

Identité-position-grâce.

Quelques commentaires s'imposent. Et commençons par rappeler la phrase de Wittgenstein : « Le mot “est” apparaît en tant que copule, en tant que signe d’égalité et en tant qu’expression d’existence. » Où nous retrouvons les trois « aspects » de l'être (sa plurivocité), autrement signifiés. Nous ne pouvons, ici, faute de place, et parce que cela nous entraînerait beaucoup trop loin, reprendre en détail les justifications que Juranville donne de son analyse de l'être. Nous renvoyons à cette fin le lecteur à PSE2, p.15 à 29. Apportons seulement les éclairages qui nous semblent nécessaires. Parce que d'abord, existentiellement, nous refusons de considérer l'être comme le porteur d'une essence, et la portée essentielle du langage en général, la pensée est « bloquée », rivée à l'affirmation « logique », que de l'être, on ne saurait dire autre chose qu'il est. Que l'être est. Le langage devient pensée lors donc qu'à l'être se substitue métaphoriquement autre chose que lui-même. De là le « parricide » du Sophiste. Acte essentiel pour la philosophie, quand bien même à cet acte, vrai, il n'est pas alors donné vérité. Juranville note que pareille vérité ne pourra être énoncée que lorsque les concepts d'être et d'existence seront clairement distingués ; soit quand, avec Kierkegaard, celui d'existence trouvera sa vérité. Bien sûr, chez Descartes déjà être et existence sont distingués, mais seulement dans l'usage, sans directement penser leurs différences et articulations. Ce que l'on trouve par exemple dans son « je suis, j'existe ». Notons à notre tour que par cette formule Descartes prépare bien la pensée de l'existence, et la philosophie comme savoir de l'existence. Car si la pensée de l'être (de ce qui est), de l'être comme identité, est fondamentalement spatial, disons dans une spatio-temporalité métrique, continue, l'existence est impensable ; ce dont il fait l'épreuve par le doute, jusqu'à l'hyperbole (la folie). Doute au sujet des étants, des substances étendues, mais doute qui ne peut affecter l'être lui-même au-delà de l'étant. Certitude donc de l'être, d'abord immédiatement comme pensée. Où se découvre tout aussitôt l'être : « je pense, donc je suis ». Première métaphore, qui rejoint l'affirmation parménidienne de l'identité de la pensée et de l'être, mais qui cette fois se présente dans sa vérité existentielle, c'est-à-dire dans le temps, dans l'épreuve du temps réel. Et plus simplement dans l'espace de la signification ordinaire. Ce qui lui permet maintenant tout à fait légitimement d'avancer la deuxième métaphore, qui substitue l'existence à l'être. Car le « je suis, j'existe » constitue un saut dans le langage, sans plus d'articulation logique (donc). Le passage de l'être à l'existence n'est pas le fruit d'une déduction, d'un syllogisme, mais le fruit d'une création pure. C'est, dirions-nous, à l’extrême de l'épreuve du non-sens, une révélation. Pourquoi révélation ? Parce que le sujet Descartes, le sujet pensant, par le doute va jusqu'au bout de son autonomie, va jusqu'aux plus extrêmes conséquences de son être comme autonomie. Rappelons qu'il est à la recherche d'une certitude, d'une certitude absolue, inaccessible au doute. Visant bien sûr, au-delà de la certitude (position de la subjectivité), le savoir (vérité de la subjectivité). Ce qu'il exige donc est que la loi qui ordonne la raison, l'ordre des raisons vienne de lui, et de lui seul. Autonomie. Et ce qu'il découvre alors, avec horreur, c'est la puissance sans fin du doute (par finitude, qu'il décrit sans la thématiser), inépuisable dans son balayage de l'être. Le saut a lieu lorsque, imprévisiblement, il rompt avec ce déploiement de la pensée de l'être (sous la forme déterminée du doute), et s'identifie soudain à l'Autre du doute (la pensée du doute), qui est une autre pensée, pensée substitutive, par métaphore. Altérité de la loi, hétéronomie. Ce qui, cette affirmation tout à la fois de l'autonomie et de l'hétéronomie, définit pour notre auteur la révélation. Mais centrons-nous sur l'essentiel : le principe créateur est la métaphore de l'être. Ce que Descartes ne pouvait que montrer, qu'exemplifier, mais non démontrer.

6 – La métaphore et le paradoxe

Kierkegaard selon l'auteur est le premier philosophe a dégager proprement les traits essentiels de la métaphore, de la pensée philosophique comme métaphore. En introduisant le temps réel, l'instant du surgissement. En introduisant le paradoxe, la pensée comme pensée du paradoxe, où se pose la contradiction11. Nous avons déjà abordé le temps comme réel, lorsque la vérité vient de l'autre, surgit en tant qu'autre. Attardons-nous plutôt sur le paradoxe. Bien que les deux soient liés dans la métaphore. Substituer un nom à un autre nom c'est reconstituer l'identité du premier à partir de l'autre nom, le nom du deuxième. Un nom, et non une chose ou une essence, parce que la métaphore est un trope du langage, se produit au niveau du langage. La certitude (et le savoir) cartésien est le fruit d'une triple métaphore, en trois moments, donc. D'abord substitution de la pensée au doute, puis de l'être à la pensée, enfin de l'existence à l'être. Ce qui, sur le plan du langage, constitue bien un paradoxe, dans son sens le plus ordinaire, comme position d'une contradiction. En effet, dès lors que l'on tient fermement chaque nom comme essentiellement autre de tous les autres, que l'on affirme que chaque nom enferme une essence propre, dès lors donc qu'on abandonne définitivement la pensée scalaire (en hiérarchie de catégories et de sous-catégories), alors toute proposition (c'est la métaphore) pose l'altérité dans l'identité. Pose A et non-A comme identiques. Car, dire « Dieu est amour » est tout autre chose que dire « la rose est rouge ». Dans cette dernière le concept de rose enferme déjà l'idée qu'elle possède une couleur, possiblement le rouge. Aucune contradiction, aucun paradoxe à l'affirmer. De même dans le naturalisme scientifique des espèces. Dire qu'un chat est un félin, c'est partir pour la pensée de la distribution des êtres dans l'espace et affirmer que l'ensemble des individus chats est un sous-ensemble des individus félins. Mais dès qu'on tient les termes dans leur valeur signifiante absolue (ce que sont tous les termes propres à la philosophie), alors il est a priori supposé que Dieu a une essence différente de l'infini, donc que Dieu n'est pas l'infini, donc que l'infini est formellement non-Dieu ; ainsi « Dieu est infini » est de la forme A=¬A. Ce qui est cette fois franchement contradictoire. D'où la pensée de l'existence se fondant sur le paradoxe. Rappelons ici que Juranville définit justement l'existence comme à la fois identité et altérité (PSE1, introduction). Et remarquons au passage que toute définition est chez lui justement portée par une dualité, existentiellement contradictoire. Car il est supposé que tout ce qui existe, et qui porte un nom en propre, porte en lui une contradiction ; le définir, c'est donc donner signification à cette contradiction. À partir de quoi il semble tout à fait justifié, dans ce livre consacré à la métaphore de l'être, après la présentation du nom et de son exigence, de présenter la proposition, par quoi se pose réellement la métaphore. La proposition est articulation de noms, certes. Mais à laquelle il convient d'ajouter la présence et la fonction essentielles du verbe. Puis le rôle de l'adjectif, etc. Juranville étudie alors minutieusement, de manière ordonnée, tout ce qui constitue la proposition, puis l'articulation des propositions, la fonction des différentes propositions relatives ou subordonnées.

7 – La grâce de l'être, du nom et de la création

Création et fabrication

Revenons une nouvelle fois sur le sens de l'être et à son articulation à la métaphore. Et reprenons la formule de l'auteur : l'être est d'abord identité (alors que l'existence est d'abord altérité), puis position, grâce enfin. Concentrons notre attention sur ce dernier terme de grâce. Ailleurs que dans ce texte12 il défend l'idée que la grâce est l'essence de l'être, que l'être est grâce par essence. Que veut-il nous dire ? Comment se justifie-t-il ? En quoi la grâce entretient-elle un rapport essentiel, non seulement à l'être, mais encore au nom et à la Création, qui sont les termes-clés de ce livre ? Et commençons par ce dernier.
Dans la tradition judéo-chrétienne comme dans l'usage ordinaire, mais sans doute dans un sens beaucoup plus fort que dans l'usage ordinaire, la création n'est pas la fabrication. Il n'est pas dit de Dieu qu'il a fabriqué le monde, comme on dit qu'on fabrique une usine, ou qu'on « fabrique une idole », selon l'expression biblique. La fabrique délivre toujours un sens de truquage, de manipulation. Il s'agit, pour une fin quelconque, de se servir de ce qu'on a sous la main et d'en faire combinaison nouvelle, figure nouvelle. Le fabriqué étant toujours alors secondaire par rapport à la fin qui en dirige la réalisation. Il n'a pas valeur par soi, mais uniquement par procuration. Par ce que lui procure le fabricateur, et par ce que lui procurera son usager futur. Certes, le fabriqué peut à son tour devenir fabricateur, comme l'usine qui, fabriquée, devient fabrique. Mais l'usine ne saurait fabriquer seule, autonomiquement ; elle ne fabrique que ce pour quoi elle a été fabriquée. Par le fabricateur justement. Il n'y a donc jamais, au terme de la chaîne de fabrication, apparition, fabrication, d'une essence nouvelle. L'usine, l'idole, comme la très grande majorité de ce qui se fabrique dans le monde actuel (de l'IPhone aux livres de bavardages, en passant par tout ce que va maintenant pouvoir « créer », "générer » l'intelligence artificielle) sont sans essence. Ainsi bien sûr que les noms dont on les nomme. Seul ce qui est réellement créé, et qui est proprement nommé, réellement est, possède de l'être ; et possède une essence. Car seul ce qui est créé par un créateur est fécond, potentiellement créateur lui-même. Et ce même pour l'usage courant du mot. Le propre d'une création est d'être « inspirante ». Est de donner à son tour l'envie et surtout les (vraies) conditions pour des créations nouvelles. De même qu'il est d'usage d'attribuer (de supposer) à toute œuvre (création) une singularité, une unicité, une propriété unique et singularisante, une eccéité, pour reprendre la terminologie scolastique scotiste. Bref une essence propre. Or, à quelle condition la création est-elle créatrice d'une créature elle-même créatrice ? À condition que cet être ainsi créé soit à la fois un Autre véritable, et pas simplement une fabrication à partir de bouts de soi, comme la créature de Frankenstein, et à la fois qu'à cet autre soit laissé le pouvoir de légiférer en propre, de créer à partir de la nécessité qui le dirige et le structure. Altérité et autonomie, qui aux yeux de l'auteur définissent la grâce.

 


La grâce de l'être

Qu'est-ce que la grâce ? La grâce est, acception courante, effacement devant devant l'autre, retrait ; la grâce du gracieux consistant à laisser l'autre être ce qu'il est, selon son essence. Effacement, retrait, et non sacrifice, écrasement ou disparition de soi. Le gracieux au contraire brille (la beauté est son essence) par sa présence d'être qui simplement est. La grâce d'un tableau, celle d'un corps, tiennent à ce quelque chose qui se donne, qui s'offre, sans se déterminer lui-même. L'être, le pur être dans sa grâce, est certes entrée dans le langage de l'autre, mais entrée immédiatement indéterminée, offerte à la libre interprétation de l'autre. Cet être est pro-position, avancée (pro) donnée à la libre position de l'autre, dans son autonomie. D'où le ternaire proposé par l'auteur pour analyser le concept de grâce : don-libération-beau. Grâce qui se retrouve dans le langage par le verbe être. C'est sa fonction logique. qu'est-ce que la grâce ? Plus philosophiquement la grâce, pour un être, c'est la dé-position de son étantité, de sa détermination (dans tous les sens de ce dernier terme, où s'entend aussi intention et volonté), pour que s'y substitue l'étantité de l'autre, certes, mais justement comme être, selon son essence. D'où la formule : métaphore de l'être. Substitution de l'être à l'étant. Cette substitution, et le déplacement de la question qui l'accompagne, Heidegger en a déployé partout l'intuition. Notamment, c'est par elle que s'ouvre Qu'est-ce que la métaphysique ? Où il parle du « retrait de la vérité de l'être13 ». Question de l'être au-delà de la question de sa connaissance. Il y insiste. Au-delà du Que sais-je ? de Montaigne et de celle, philosophique, de la condition de sa possibilité chez Kant. Au-delà même de toute question de l'être sur le plan de sa détermination, fût-elle subjective : Qui suis-je ? Bien plutôt reprise philosophique de la question shakespearienne, dans toute sa radicalité. Car ce qui fait trembler Hamlet, ce n'est pas, précipité dans l'existence, angoissé, la question de son devenir, de savoir s'il est appelé à réaliser tel ou tel destin, mais, en deçà, s'il y a même un destin pour son être, s'il est fait de quelque étoffe, s'il est consistant, bref s'il possède une essence ; s'il est, ou s'il n'est pas. Telle est la question.

La grâce comme condition existentielle

Grâce qui est au principe même du langage, dans son essence, comme langage philosophique. Grâce qui est, plus précisément, la condition première de l'entrée dans le langage philosophique. Car, sans la grâce, et la métaphore de l'être qu'elle permet, le langage serait dépourvu de pensée, sans portée existentielle. D'où l'affirmation heideggerienne citée plus haut (il n'y aurait pas de langue). Que voudrait autrement dire une proposition comme « Dieu est infini », sans cette grâce et cette métaphore de l'être telles que les présente Juranville ? Ou bien que Dieu est sans essence propre, qu'il n'est qu'un nom vide, seulement rempli par des traits, par ce que la philosophie analytique parfois présente comme un faisceau de propriétés (infini, amour, perfection, éternité, etc.). Ou bien, si l'essence est immédiatement ce qu'exprime le nom, si l'on pose l'identité du nom et de l'essence, bref si l'on essentialise absolument le langage, alors la proposition, et toute proposition en fait, deviennent des contradictions sans issue possible ; sinon à exprimer que tout est identique à tout, que tout se vaut, qu'au fond qu'il n'y a qu'un être, qu'une essence, diversement signifiée par des noms inessentiels. Un tel être unique, excluant toute altérité, est l'être total et totalisant, totalitaire, qui répand continûment son identité dans l'espace (identité de l'être) à quatre dimensions uniformes. Être de terreur qu'on retrouve notamment aujourd'hui dans les récits scientifiques, où l'homme, et tous les individus humains, participent à la continuité de l'être, dont essence supposée est alors la Nature une. La Nature comme l'identité même.
C'est donc la possibilité, ouverte par la métaphore de l'être, de substituer à un nom un autre nom, qui donne à la proposition son sens. Où se pose donc son sens14. Être abordé, avant même son déploiement dans l'espace significationnel, dans le temps. Dans le temps réel, avec sa flèche, avec son irréversibilité existentielle. Car, si bien sûr imaginairement (=def dans le temps imaginaire) on peut renverser toute proposition, et abstraitement considérée, lui trouver un sens, s'il y a effectivement des sens respectifs à « Dieu est l'infini », et à « L'infini est Dieu », et même, dans l'espace de la signification, identité de sens, existentiellement non. Dans le précipité temporel de l'existence, ici Dieu s'efface comme étantité divine, et se laisse être infini (ou amour, ou éternité, etc.). Ce que les interprètes juifs de la Torah appellent le Tsimtsum. Le retrait de Dieu dans sa Création. Ce qu'on retrouve dans l'exclamation d'Hamlet : « The time is out of joint » (Acte 1, scène 5), après avoir parlé avec le fantôme de son père. Père effacé, réduit à son pur être fantomatique, auquel Hamlet est appelé à se substituer. Où ce qui s'est détraqué est justement le temps ordinaire, le continuum du temps, où le temps présent n'est plus déjà joint au temps passé. Où le futur de l'être est un être futur, et n'est pas simplement déjà inscrit dans l'essence de l'être présent. Hamlet est appelé à se substituer au père, à se faire un nom à partir du nom du père, qui s'efface comme essentiel (sans toutefois disparaître, il reste, dans l’œuvre à venir, la référence originaire). Moment de l'angoisse. Car il est appelé par l'autre (hétéronomie) à se déterminer, à entrer dans la voie étroite de la détermination de l'être, comme unique15. Et d'ainsi endosser un nom propre. D'où le recul de tout existant devant cette épreuve, qui se manifeste, qui se ressent comme angoisse. L'angoisse, si bien décrite par Heidegger dans Qu'est-ce que la métaphysique ?, étant alors ce qui reste de positif lors de ce recul. Un être franchement perdu ne ressentirait aucune angoisse. La grâce est le don de l'Autre, disons carrément le don divin, qui conditionne la possibilité de l'entrée dans le langage philosophique. D'où le titre de la troisième partie de l'ouvrage que nous lisons ici : « L’essence dans le langage. La métaphore de l’être et l’entrée dans le savoir philosophique ». Certes, le terme de grâce n'apparaît pas explicitement à cet endroit précis, mais ceux qui connaissent son œuvre devineront que la grâce est bien la condition existentielle qui préside à tout ce livre I. Tout comme l'élection au livre II, et la foi au livre III. Il serait bien trop long de développer ici tout ce que cela, la condition, possède de central dans la pensée de l'auteur. Un mot tout de même. Parce que l'homme comme créature est finie, et donc sans cesse chute, oublie, se défausse et fausse son essence, grâce, élection et foi sont sans cesse (divinement) redonnées à l'existant pour son rachat. Pour que son existence soit de nouveau toujours encore redevenue possible. Ces trois conditions sont à chaque instant données, offertes à l'existant, comme Temps. Comme temps réel, temps de rupture, où le passé est redîmé. Éprouver le temps, entrer dans l'épreuve du temps réel, inimaginable, c'est précisément entrer en condition, exister. Ces trois conditions expriment le don de Dieu, pour que sa créature redevienne créatrice, c'est-à-dire d'abord autonome. Ce que nous avons nous-mêmes longuement étudié ailleurs16. Ajoutons, afin d'éclairer le lecteur sur la structure qui porte l'ensemble du texte que nous lisons ici, et qui n'est que supposée, quelques mots au sujet de ces conditions et de leurs rapports au temps et à l'existence. Reprenant Kierkegaard et Heidegger, notre auteur a l'idée que l'existence ne peut atteindre de vérité que par un acte de langage, de parole vraie. Ce que Freud lui-même suppose. Pour Freud les conditions posées par le cadre analytique (l'invitation à la parole libre du sujet, sans jugement), permettent ce qu'il appelle la sublimation. Défection du symptôme névrotique, libération, par l'acte de parole. Substitution donc (métaphorique), d'une structure, la névrose, à une autre, la sublimation. Sublimation par laquelle l'existant entre dans sa vérité, dans la vérité de son être. Juranville l'affirme et le pose dans une définition, sublimation : vérité/existence. Sublimation de l'existence qui fait sortir celle-ci (c'est l'existence vraie comme ek-sistance) de son immédiateté, hors temps réel, donc. Car immédiatement l'existant est rivé à sa condition, donnée comme simplement possible. Or cette condition de l'existence immédiate est est celle de son être fini. La finitude est sa condition (et le définit comme être fini). Avec la chute qui est inévitablement d'abord son lot. Et qui le fixe d'abord dans une structure (psychose, perversion, névrose) dont la répétition, avec son non-sens immédiat, le fait souffrir. Qui forme sa souffrance. C'est la souffrance de sa condition existentielle immédiate. D'où la formule générale de l'auteur :

finitude : immédiateté/existence (grâce-élection-foi)

Nous touchons ici, pensons-nous, le point où s'origine toute la dynamique de pensée de Juranville : fonder le savoir positif de la philosophie à partir de celui de la psychanalyse. Car ce savoir recueilli au cours de la clinique est savoir pur de l'existence. Juranville pense que le cadre posé pour la cure réunit toutes les conditions essentielles de l'existence vraie. Que le génie de Freud, indépendamment de ses talents d'interprète ou de son immense culture, fut d'avoir su poser les conditions d'une juste relation à l'autre, d'abord gracieuse par son silence et son absence de jugement, élective parce qu'il a su (sans toutefois le thématiser comme tel) qu'il y avait une vérité dans le symptôme, et que la raison serait en l'autre ; portée par la foi enfin, parce qu'il suppose, du moins sa pratique réelle suppose que le sujet découvrira cette vérité et posera sa raison. Existence vraie donc, vérité de l'existence (sublimation) qui conduit au savoir de cette existence. Et, c'est le titre de l'entreprise générale, savoir de l'existence qui est toujours ce que le sujet comme individu vient chercher en entrant en analyse. À partir de quoi il a l'idée que la philosophie est pour sujet social face à l'histoire universelle ce qu'est la psychanalyse pour le sujet individuel face à sa propre histoire. L'épreuve de la finitude, telle qu'elle se produit dans la cure, qui est épreuve sans souffrance ni trauma, qui est même joie, est appropriation du savoir des conditions réelles de l'existence. Le sujet dans la cure n'apprend au fond qu'une chose : sa condition de fini (qu'il avait d'abord refusée), et qu'elle est heureuse. Nous nous contenterons de renvoyer pour plus de développements, par exemple à PSE3, p. 277 à 335.

8 – Du langage au discours

Pour autant, il parle beaucoup de la grâce. Grâce présente dans le nom ; grâce, nous venons de le voir, présente dans la proposition ; mais grâce aussi et surtout présente dans le discours, grâce réelle, concrète, vivante et politique, quand ce discours devient discours psychanalytique chez l’individu, discours philosophique chez le sujet social. Nous retrouvons là ce qui justifie la division de la première partie de l'ouvrage, en nom, proposition et discours. Pourquoi le discours ? Pourquoi, dans un livre appelé Philosophie et langage, parler du discours ? La thèse, jamais aussi explicite que dans le titre, rappelons-le, est que le langage, le langage vrai, le langage dans son essence s'accomplit comme langage philosophique. Il semblerait donc suffisant, pour présenter pareil langage, de s'arrêter à ce qui le constitue : des noms, des verbes, des adjectifs. Des noms des verbes et des adjectifs articulés dans des propositions, propositions elles-mêmes articulées dans un tout, le langage de la philosophie. Reste à justifier en quoi cette totalité serait plus vraie, ou plus essentielle, comme totalité philosophique. Ce qui est étudié dans le paragraphe (ou article) 6, intitulé Le système de toutes les propositions.

 

De la mauvaise et de la bonne totalité

Juranville repart pour cet article (un article tout à fait captivant, soit dit en passant), de sa thèse théologico-politique primordiale : toute totalité n'est pas bonne en soi, et c'est la tâche historique de la philosophie de dénoncer la totalité traditionnelle mauvaise, organisée en système ; ce qu'il appelle, partout dans son œuvre le système sacrificiel, système qui étouffe, système qui apparaîtra justement à la fin de l'histoire dans sa forme épurée comme système totalitaire, qui empêche l'émergence de l'individu et de son discours, et plutôt le tue. Contre quoi un autre système est possible, qui est historiquement appelé à se faire jour. À être créé. Nous l'avons dit, ce qui libère, le principe libérateur dans le langage est la métaphore. Et ce, parce que certes le nom est d'abord inspirant, porteur d'une exigence ; mais immédiatement, nous fait remarquer l'auteur (qui est aussi psychanalyste, et s'appuie essentiellement sur son savoir de psychanalyste pour l'affirmer), le sujet face au nom se laisse captiver, se laisse enfermer. Il absolutise immédiatement le nom, en fait un absolu régulateur du tout. D'abord le nom enferme tout, est une totalité par soi. Le seul nom, totem, signifie tout et est signifié par tout. Il est le défini par quoi tout se définit, le commandement (c'est le surmoi), la clé, l'ordre qui tend à l'harmonie du tout. Sans contradiction. Sans d'autres noms qui viendraient contredire la puissance de ce nom. Un système, immédiatement, s'organise alors politiquement autour de ce nom, de cet unique nom, pour se protéger. Pour se protéger de quoi ? De la solitude, de l'abandon, de l'exclusion dans lesquels le sujet qui contredirait serait entraîné. Il le sait et dès lors ferme sa gueule. La métaphore témoigne donc du premier effort pour se libérer du dictât du nom. En substituant un nom à un autre nom le sujet entre dans la spiritualité vraie. Il se joue du nom, déjoue la fascination qu'exerce d'abord le nom. Pour le dire autrement, la métaphore dé-totalitarise. Car le propre d'une totalité mauvaise est d'être fondée sur l'Unique nom. Nom, fondamentalement, d'une idole païenne. Nom achevé d'un être rivé à son étantité, à ce qui le nomme une fois pour toutes. D'où l'analyse brillante de l'auteur, du dialogue de Dieu avec Moïse, sur le mont Sinaï :

À Moïse qui dit à Dieu : « Si les enfants d’Israël me demandent quel est ton nom, que leur répondrai-je ? », Dieu répond : « Je suis celui que je serai. C’est ce que tu répondras aux enfants d’Israël. Celui qui s’appelle Je suis m’a envoyé vers vous » (Exode, 3, 13-14). Nom énigmatique, mais dont l’énigme peut et doit se résoudre par la raison. Nom par excellence, dans toute sa puissance créatrice (p.22).

Le vrai Dieu se donne donc ainsi, non tout à fait sans nom, mais d'un nom qui, et d'abord, porté par sa grâce, est simplement l'être (l’Être suprême) ; être en deçà de tout étant, de toute figure étante déterminée, être qui, de plus, se substitue à lui-même dans l'affirmation ou la désignation de soi : je suis celui que je serai. Métaphore initiale venue de l'Autre pour libérer le peuple, certes le peuple Hébreu d'abord, mais au fond pour libérer tous les peuples de la terre, des noms-idoles totalisants qu'ils adorent dans la terreur.
La métaphore, la métaphore de l'être, libère, fait entrer dans le langage vrai, non totalitaire. Rappelons en passant que si historiquement, peu à peu, époque après époque la totalité éminente, la totalité philosophique se constitue, s'ordonne, se donne au monde et finalement donne au monde sa forme de totalité vraie et juste, il n'empêche qu'à tout instant, partout dans le monde tentent de se reconstituer les totalités mauvaises, sous des formes multiples : l'écologie (un seul mot d'ordre, la Nature!), l'humanisme (un seul mot d'ordre, plus d'Exclus!), la science (un seul mot d'ordre, la Loi de la Relativité !), etc. Qui sont à chaque fois des mots d'ordre au service d'une totalité mauvaise, agglomérante, étouffante. L'écologie parce qu'elle voudrait ramener l'homme au tout de la nature, le soumettre à Mère-Nature ; l'humanisme au contraire, mais par un contraire qui ramène au même, parce qu'il tente de ramener les hommes, tous les hommes sans exception, dans un tout humain qui refuse l'exclusion, y compris, bien sûr, l'exclusion heureuse dont rêvent évidemment les SDF et que les humanistes traquent de leur humanisme. La science enfin qui tente de tout relativiser, et donc de fuir l'absolu vrai, qui dé-totalise. Science qui affirme que tout est relatif, c'est-à-dire que tout ce qui est, tout être, ne trouve son essence que dans sa relation au tout. Contre quoi Juranville défend l'idée d'une métaphore, qui à l'étant substitue l'être.

Du langage poétique au langage philosophique

Nous laissons le lecteur découvrir cet article 6, qui présente les choses bien différemment, et surtout de manière bien plus riche et ordonnée. Contentons-nous de ce que nécessite notre propos. La métaphore, ordinairement considérée, est une figure stylistique, caractéristique de la poésie en général. Cette métaphore, dès lors qu'elle ouvre à d'autres métaphores, et qu'elles s'articulent entre-elles, concrètement dans un enchaînement de propositions, peut prendre des formes diverses, et constituer un tout, une totalité, cette fois non sacrificielle, parce que fondée justement sur la libre créativité de la métaphore. La métaphore comme principe de constitution du langage en garantie la non-sacrificialité. D'où les noms dont on nomme les diverses formes de totalités poétiques auxquelles aboutissent ces créations métaphoriques possibles. L'épique, la lyrique, la dramatique. Juranville dans cet article défend l'idée qu'au-delà de celles-ci un quatrième mode d'écriture poétique, ultime, est possible, et est même appelé par l'essence du langage dans sa réalité. Il s'agit de la philosophie :

Partir bien plutôt de la finitude en chacun et la montrer pouvant accéder peu à peu à l’essence véritable. Effacement de soi, dans un langage créateur non plus poétique en général, mais philosophique, à même de constituer et reconstituer le savoir reconnaissable, et donc reconnu, universellement. Non plus sacrifice, ni abandon, ni exclusion, mais devoir essentiel (pour nous, finitude et en même temps essence) où se trouve le principe de tout droit (p.84 et 85).

La présentation de la philosophie qui y est faite est extrêmement dense, et demanderait une longue étude, inenvisageable dans notre entreprise présente. Quelques mots tout de même. Pour échapper au langage comme totalité mauvaise, qui rive la créature à son simple statut de créé, le langage se fait métaphorique, et participe donc de ce qu'on appelle poésie. Suivant Hegel, il distingue épopée, lyrisme et drame. En y introduisant la philosophie, en fait il l’introduit dans une structure quaternaire. Qui est celle de la passion humaine ; quaternaire qui est la structure dans laquelle entre tout sujet, dès lors qu'il entre dans sa passion existentielle, quand il entend exister, se faire créature créatrice, et pas seulement créée. Quaternaire parce qu'entrer dans sa passion c'est défendre sa place comme personne auprès des trois places des trois personnes divines. Sur le plan du langage (et donc de la poésie), c'est créer un quart terme au-delà du ternaire qui épuise toute analyse. Cette libération de soi, cette création métaphorique de soi qui vise (c'est la poésie en général) à se faire un nom vrai à partir de ce qu'exigeait son nom de baptême, et en s'y substituant, par le truchement de l’œuvre, se rencontre d'abord dans un langage comme épique ; langage de l'objectivité, sur le mode de la nécessité, au passé de l'indicatif. Le prix alors à payer est le sacrifice. Ensuite dans un langage comme lyrique ; langage de la subjectivité, sur le mode du possible, au présent ordinaire de l'optatif (du conditionnel en français). Le prix à payer étant l'abandon. Puis dans un langage comme dramatique ; langage de l'altérité, sur le mode de la contingence, au futur du subjonctif. Au prix de l'exclusion. Après quoi une présentation nouvelle du langage philosophique peut être proposée, justifiée par la structure à l'intérieur de laquelle elle s'inscrit. Car c'est là le génie de l'auteur, nous montrer comment, partout, le savoir se déploie en s'inscrivant dans une structure et en nous montrant comment il en occupe toutes les places. Ainsi présente-t-il le langage philosophique comme langage de la chose, sur le mode de l'impossibilité, au présent existentiel de l'impératif. Où le prix à payer est simplement le devoir.
Cependant, et justement parce que pareille exposition se présente sur le mode objectif, épique, il ne saurait entièrement emporter notre conviction. Quelque chose, quelque chose d'essentiel manque. Certes, nous y reviendrons plus loin, si le nom, avec son exigence (sa puissance signifiante) ouvre à la métaphore de l'être, la proposition, elle, en inscrivant peu à peu les termes dans une structure, les élève au concept, par laquelle chaque terme est défini dans son rapport structural à tous les autres. Ce que vise la philosophie. De là ce premier livre consacré au nom et à la métaphore de l'être ; de là le prochain livre qui sera consacré à la proposition et à la métaphore du concept. Car la philosophie ne peut être simplement langage, langage objectif, se déployant dans l'espace significationnel de l'objectivité, comme « système de toutes les propositions ». Semblable langage viserait le beau ; la philosophie doit viser le bien, le vrai et le juste. C'est-à-dire se faire voix dans la cité. D'où le troisième moment de la première partie, consacrée au discours.

9 – La raison dans le discours

Pourquoi le discours ? Il est tout à fait exact que discourir c'est tenir un langage. Une certaine sorte de langage, sorte dont nous venons de brosser le portrait à grands traits. Mais qu'est-ce qu'ajoute le fait de le tenir ? L'intention. Tout discours est certes, quant à son contenu, un langage, un ensemble de significations, mais une signification posée, pro-posée à l'autre, visant son assentiment. Tout discours est intentionnel, il est adressé à l'autre et tient compte de l'autre, de ses objections, et poursuit une fin, qui est un effet réel dans le monde. Dans l'espace social de ce monde. De cet effet visé il convient que nous disions un mot immédiatement, parce qu'il est au cœur de la philosophie de l'auteur : il est existentiel. D'où le titre général de son entreprise. La philosophie comme savoir de l'existence. C'est uniquement par le discours, et suprêmement par le discours philosophique que nous existons ; exister c'est, nous dit-il, poser son identité dans l'altérité. Ce que seul le discours peut réaliser. Discourir, et d'abord dialoguer avec l'autre comme le fit Socrate, c'est viser l'identité, une vérité une, commune, tout en maintenant l'altérité foncière de la relation à l'autre ; c'est en fait créer un monde17, dans lequel tous les autres dans leur altérité essentielle seraient invités à entrer. Un monde juste, celui qu'espère la philosophie depuis son commencement. L'auteur caractérise le discours par deux traits (sa définition), assez intuitifs. D'une part la raison. Celui qui discourt expose ses raisons, veut avoir raison. Le discours et la raison, remarquons-le, étaient tous deux confondus dans la langue grecque de la philosophie commençante. Dans le logos. Confusion ou indifférenciation justement qui justifie à soi seul, à nos yeux, la dispute entre Socrate et les sophistes. Ces derniers en effet déployaient bien leur discours comme logos, comme raison. Mais raison qui pouvait toujours n'être guidée que par des intérêts personnels, raison qui devient alors un ensemble de raisons personnelles, de raisons à soi et pour soi, égoïstes. Contre quoi Socrate défend une raison universelle, une raison qui pourrait, qui finalement devrait valoir pour tout autre ; bref une raison vraie. D'où déjà chez Socrate l’intuition d'une différence entre discours et raison, le discours devant être, au-delà de la raison, vérité, raison universelle. Discours donc chez l'auteur comme raison et vérité. Ce qu'au demeurant Lévinas avait souligné : « Notre discours pédagogique ou psychagogique est rhétorique, dans la position de celui qui ruse avec son prochain. Et c’est pourquoi l’art du sophiste est un thème par rapport auquel se définit le vrai discours de la vérité ou le discours philosophique18 ».
Aborder la question de la raison dans le discours, dans le discours philosophique, conduit alors l'auteur à se rapporter à ce qui fut dès le début pour lui l'essence de l'existence en question : l'inconscient. Car la raison n'apparaît jamais d'emblée à l'existant qui discourt, elle n'est jamais immédiatement raison suffisante. Qui est une illusion, maintenue notamment par la pratique des sciences positives, pour lesquelles certes une raison, unique, peut toujours être explicitement donnée. On parle par exemple de la raison d'une suite, qui tient en un terme, une valeur unique, suffisante à elle seule pour expliquer l'enchaînement de tous les termes de la suite, dans sa totalité. Mais concernant l'existence, semblable raison ne saurait se donner. Qu'il s'agisse du discours individuel, tel qu'il se déploie sur le divan du psychanalyste, ou social, avec ses raisons alors prétendument universelles. Commençons par la raison dans le discours du sujet individuel. Car le dispositif de la cure est parfaitement adéquat à l'émergence de la raison vraie. Ce, parce que justement dans la cure le discours est d'abord et immédiatement sans raison, sans raison apparente. L'analysant, que l'analyste invite à parler, n'a d’abord aucune raison de dire ceci plutôt que cela. Ne connaissant pas l'analyste, n'ayant rien à lui vendre ou à lui prouver, n'ayant rien à lui faire valoir en particulier, le discours qu'il va alors tenir sera guidé par des raisons plus profondes, inconscientes. L'association libre est ce qui fait entrer en psychanalyse. Dans le discours de la psychanalyse. Association libre qui est métaphore, création inconsciente ; par laquelle, à une détermination quelconque, un mot, un nom, est substitué un autre mot, un autre nom, simplement appelé par la puissance d'être du premier mot. Cette évocation (ça me fait penser à...) est métaphore de l'être. Fondamentalement de l'être du sujet analysant. Et l'analyse commence quand, étant passé d'un mot à un autre, dans une proposition (ce qui deviendra en philosophie la métaphore du concept), il en cherche la raison, en s'identifiant alors imaginairement à l'autre, du sujet et de son objet. Métaphore de la raison donc. Jusqu'à ce que le sujet comprenne (c'est la totalité) comment il fonctionne, ce qui le nécessite, et l'avait amené à dire d'abord ceci et cela, et à enchaîner une suite de termes d'abord apparemment sans raison.
Ce qu'on retrouve dans la philosophie et son discours. Qui, partant du nom et de son exigence (le nom à définir), y substitue successivement des définitions, des tentatives de définitions, sous forme de propositions. Pour élever peu à peu le défini au concept. C'est, au-delà de la métaphore de l'être, guidée par le sens, la métaphore du concept. Mais ce faisant les interlocuteurs philosophes rencontrent, dans les significations proposées, des contradictions. Ce parce que les termes du définissant, quoique faisant sens, se contredisent ; font, dès lors qu'on les posent, problème. Ce qu'il dit ainsi :

Certes, en soi, une telle activité devrait déboucher sur des propositions philosophiques enfin pleinement justifiées — c’est ce que visent tous ceux qui œuvrent dans le domaine de la philosophie, et ce que nous visons ici nous-même. À l’exemple de Socrate qui, quand bien même ses dialogues restent aporétiques, quand bien même il ne dépasse pas la mise en évidence de la contradiction, vise toujours pour un terme essentiel la définition (p.176).

Problème qu'on ne pourra alors résoudre que dialectiquement, en ne cherchant plus une définition des concepts exempte de toute contradiction, mais en les inscrivant dans le temps, dans l'ordre du temps et de l'existence. Jusqu'à ce qu'ils reçoivent leur raison d'être du système qui alors se constitue. Car la pensée philosophique veut le système, et entend se justifier, trouver sa raison dans et par la production du système. Car le système comme totalité donne raison. Une vraie raison, nécessitée, que ne saurait atteindre la seule métaphore de l'être, qui finalement s'arrête toujours au sens (toute substitution de termes fait sens) ; et que ne saurait non plus atteindre la métaphore du concept, qui s’arrête elle toujours à la contradiction (toute substitution d'une proposition à un nom butant toujours sur la contradiction).
À partir de quoi selon nous s'éclaire l'organisation générale de Philosophie et langage, que nous reproduisons ici :

Livre I. Du nom comme sceau de la Création à la philosophie comme savoir de l’existence
I° partie. L’existence dans le langage. Du nom au discours philosophique
II° partie. Le rejet de tout savoir qui, comme philosophique, voudrait se fonder sur l’essence : Frege et Russell ; Wittgenstein ; Kierkegaard
III° partie. L’essence dans le langage. La métaphore de l’être et l’entrée dans le savoir philosophique

Livre II. Du concept comme sceau de la Révélation aux propositions du savoir philosophique
I° partie. L’existence dans le langage. Du concept au Jugement dernier
II° partie. Le rejet de tout savoir qui, philosophique, voudrait se fonder sur l’essence : Quine ; Wittgenstein ; Heidegger
III° partie. L’essence dans le langage. La métaphore du concept et les propositions du savoir philosophique

Livre III. De la raison comme sceau de la Rédemption au système du savoir philosophique
I° partie. L’existence dans le langage. De la raison à la Providence
II° partie. Le rejet de tout savoir qui, philosophique, voudrait se fonder sur l’essence : Kripke ; Wittgenstein ; Lacan et Lévinas
III° partie. L’essence dans le langage. La métaphore de la raison et le système du savoir philosophique


IV – Perspectives


1 – De la prédication ordinaire à la métaphore

Au fond, pourrions-nous demander, pourquoi l'auteur ne s'est-il pas contenté de ce seul livre I ? Que manque-t-il à cette présentation du langage, et à ses rapports à la philosophie ? Qu'est-ce qui fait encore problème ? Quelles exigences, sous-jacentes aux éléments apportés ici, se révèlent-elles contradictoires, de sorte qu'un espace nouveau serait ouvert pour la signification, nécessité, appelé par le manque, par la béance créée par le rapprochement de termes qui, se contredisant, nieraient d'abord toute essence ? En quoi cette affirmation, ou cette défense, du langage comme essentiellement métaphorique, porté par la dynamique de l'être, nous laisse-t-elle, non pas en repos, mais au contraire dans un état d'insatisfaction, d'une insatisfaction elle-même essentielle ?
Pour le comprendre, il nous faut semble-t-il repartir de l'une des thèses soutenues ici, et qui ne va franchement pas de soi : le langage serait philosophique par essence. Ce n'est certes pas le lieu ici d'en explorer l'intuition. Contentons-nous de quelques éléments qui l'étaient. Quand le langage n'est plus simple instrument, simple moyen en usage pour les fins particulières de la vie quotidienne, tel le langage des abeilles, il devient fin en soi, loisir. D'un loisir conforme à l'essence de l'homme, être de langage, et être pour le langage, par et dans lequel l'être est pensée, dans son effectivité objective. Loisir dont la pratique commence avec Socrate, qui posait la question : Avons-nous loisir ? Loisir essentiel, qui reçut le nom de philosophie.
En conséquence de quoi l'analyse du langage, du langage dans son effectivité, doit être portée par ce qui en constitue l'essence, et par le nom qui le nomme autrement, par le nom de philosophie. Partons donc de cette métaphore première qui, au nom de langage, substitue celui de philosophie. Ce qu'indique le titre général.
Alain Juranville a l'idée que la pensée de l'existence, de Kierkegaard à Lévinas, apporte à la philosophie un terme essentiel, qui est justement l'existence. Existence qui se manifeste dans le langage par la métaphore. Et plus précisément par la métaphore de l'être, qui, à un terme, en substitue un autre, et ainsi exprime l'altérité en général, au-delà de l'identité du premier terme, saisi dans son immédiateté. Par la métaphore l'être devient autrement qu'être. Par la métaphore il est exprimé que ce qui se présente, d'abord un nom, n'est pas tout à fait ça ; que son essence est ailleurs. Sans quoi nulle philosophie n'eût été possible. Et ce parce que le vrai langage n'est pas une simple représentation du monde, un « tableau des faits ». Une image, en juste correspondance, point par point, avec la scène du monde et des choses qui y sont disposées, les unes à côté des autres. Une telle conception du langage convenant certes parfaitement aux sciences positives. Pour elles, il est tout à fait légitime de décrire une rose par la série des traits qui la constituent (sa couleur, son odeur, etc.). Différentes approches de la rose sont alors possibles, chimique, organique, fonctionnelle... Il est alors légitime d'avancer que l'énoncé de l'ensemble de ses propriétés peut se substituer à l'usage du nom rose. D'où les commentaires de l'approche russellienne du langage :

« Ce qui s’appellerait communément une “chose” n’est qu’un faisceau de qualités coexistantes, telles que rougeur, dureté, etc. », « Notre expérience porte sur des qualités, et non sur le sujet auquel on suppose que celles-ci sont inhérentes »19 — rien que des traits par lesquels on décrit cette chose inconnaissable, sans doute inexistante. De là l’affirmation par Russell de l’« identité des indiscernables », mais dans un sens non métaphysique, non leibnizien — car il n’y a pour lui aucune idée d’une essence, d’une monade qui serait entièrement décrite, jusqu’à sa consistance d’œuvre, par les traits en question.(p.141)

De même alors est-il possible de proposer des définitions « scientifiques » pour les termes d'espèces naturelles, par genre prochain et différences spécifiques, comme le proposait Aristote. Et ainsi de définir cette variété de rose qu'on appelle « la belle sultane » :


rose
eurosa
plathyrhodon
hesperhodos
hulthemia
rosa gallica
caninae
...
...
...
...
...
...
...
La belle sultane
...
...
...
...
...
...
...
...
...

Mais, dès que la philosophie aborde l'existence et les termes qui sont les siens, tout change. Ce qu'avait parfaitement perçu Socrate, différenciant nettement au début du Ménon des noms comme « abeille » et « vertu ». À la question Qu'est-ce qu'une abeille ?, l'approche catégoriale convient. De même la description définie qui viendrait se substituer à son nom. Le nom « abeille » est indifférent. On peut s'en passer, il n'est qu'un résumé de ce qui le décrit ou le définit. Mais on ne saurait dire de même de la vertu. Pas plus que du Bien, du beau, de la liberté ou de la justice. Il est aussi absurde qu'inconcevable qu'on puisse se passer de leur nom. Ce qui est supposé ici est que le nom est signifiant, possède une signifiance propre, que ne saurait exprimer aucun autre nom, non plus qu'aucune proposition ou qu'aucun discours : la signifiance d'un nom essentiel, parce qu'il est essentiel, ne saurait s'éteindre dans la position d'une signification. Ou, pour le dire autrement, un nom essentiel pour la philosophie a une signification infinie, il signifie (selon une loi d'ordre propre), tous les autres noms. On n'imagine pas qu'un jour, ayant suffisamment parlé en vérité de la justice, on puisse faire disparaître le terme même de justice du langage de la philosophie. Pareille raisonnement conduirait à une déflation généralisée des termes du langage, et à leur élimination progressive.
Contre quoi donc est affirmée la métaphore.
Par la métaphore, et le langage métaphorique, l'auteur avance l'idée que d'abord, pour l'existant qui prend la parole, le nom a perdu son essence, et que cette essence doit être réaffirmée par un autre nom. Dans un mouvement qui est la vie même du langage de l'existant, son souffle créateur, où souffle l'esprit, au fond Dieu dans la Personne de l'Esprit. L'Esprit qui est ce qui résonne dans l'évocation de tout nom, et que toute métaphore ravive. Ce que, plus philosophiquement, nous signifions en parlant de la signifiance du nom. De là l'intuition de Lacan, parlant du langage comme chaîne de signifiants. Ou de celle de Heidegger, disant que la parole est parlante. Ou enfin de Lévinas, avec sa substitution de l'un pour l'autre. Dire « Dieu est l'être », c'est, non pas attribuer à un sujet une propriété (la propriété d'être au sujet Dieu), mais tenter de raviver ce que l'autre croyait saisir par le nom Dieu, en lui substituant un autre nom, qui en rappellerait l'essence. Autrement. Pour le dire autrement, une chose se met soudain à exister pour nous dès lors qu'elle sort de son oubli, dès lors qu'elle fait signe autrement. Par un autre signifiant. Par la métaphore la chose est créée et recréée ; parce que toute création est appropriation du langage. D'où, rappelons-le, la définition qu'il donne de l'existence, comme à la fois identité et altérité. Ainsi le parler vrai, la parole authentique qui use d'un langage essentiel, existentiel, est-il métaphorique, enchaînement de métaphores. Poétique en général.

2 – De la métaphore de l'être à la métaphore du concept : poésie et philosophie

Seulement, nous l'avons vu en examinant le &6, l'enchaînement des métaphores, et des propositions que constituent ces métaphores, ne sauraient suffire qu'à sa détermination de langage poétique en général. La philosophie est certes, avec l'existence, poétique ; c'est une exigence, qu'appelle proprement son nom. Ce qui est impliqué dès la question de Socrate, qui en ouvre la pratique. Et dont témoigne la forme même des dialogues, où se succèdent des tentatives de définitions (du juste, de la piété, du bien ou de l'amour). Bien sûr, on soulignera peut-être que ces tentatives n'aboutissent pas, que tous les dialogues demeurent aporétiques. Il n'empêche. Au-delà du sens, lequel émerge de toute métaphore vraie, une autre exigence est impliquée par la question socratique, au nom de la philosophie. Celle, nous rappelle Juranville, d'atteindre un savoir. Un savoir par-delà la simple force de la rhétorique et du relativisme sophistique.
Remarquons immédiatement que, jusqu'à l'époque moderne, la pratique de la philosophie a pu se confondre en partie avec celle de la science, comme exigence d'un savoir universel. Et que c'est le mérite de toute l'époque moderne, de Descartes à Hegel, que d'avoir su distinguer, au moins formellement, leur domaine propre. Négativement d'abord, par Descartes, en vidant et en évidant les corps, les substances étendues, en distinguant les substances ; ce qui permit l'émancipation de sciences positives autonomes. Puis par Kant, toujours négativement, en précisant les domaines (de l'entendement et de la raison) et leurs usages légitimes (phénomènes/choses-en-soi). Par Hegel enfin, lui positivement, en défendant un savoir pur de la raison dans une science universelle. Seulement, ce savoir prétendu ne fut que formel. Il lui manqua le positif de l'exigence de la philosophie quant à son domaine : l'existence. D'où la rupture historique de la littérature philosophique accomplie par Kierkegaard, poursuivie par Marx, Nietzsche, Heidegger, Lévinas, et jusqu'à Lacan et Foucault. Chacun précisant des traits essentiels de l'existence. L’altérité, la finitude et l'individu en premier lieu.
La pensée de l'existence, en rupture domaniale avec les sciences et leur domaine, inscrivent bien leur pratique dans un langage volontiers poétique. Métaphorique. Et Juranville insiste alors, partout, dans tous ses livres, sur le point de butée que rencontrent tous ces penseurs. L'existence, par son essence même, ne saurait se savoir d'un savoir positif. Ce serait contradictoire. Si l'essence de l'existence est toujours de se déborder soi, de déborder sa propre essence, de toujours poser son identité dans l'autre, dans autre chose, comment saurait-elle se savoir et poser son savoir ? Avec l'idée qu'un savoir fixerait le sens des mots, les définirait définitivement. Conclusion : le langage existentiel, le langage philosophique comme existentiel doit répondre de son exigence poétique, fugace, mi-disante, saisissante autant qu’insaisissable, infinie dans son déploiement au-delà de toute totalité totalitaire, ou savoir total, positif, déterminé.
Contre quoi notre auteur défend à nouveaux frais l'exigence d'un savoir, certes autre que le savoir de la science, mais d'un vrai savoir, au nom de la philosophie, exigence née avec elle, et telle qu'elle entraîna l'homme dans le mouvement de l'histoire universel vers son accomplissement. La philosophie serait donc selon lui à la fois et contradictoirement savoir et existence.
Comment résoudre pareille contradiction ?

La réponse de Juranville est la suivante, qui se présente en deux temps. D'abord, par la formation des concepts. Ensuite, par le don des raisons. Philosophie donc qui resterait poésie, existence, mais d'une poétique conceptuelle, qui inscrirait ses raisons dans le tout d'un système. Ce qui correspond aux deux livres suivants, tels qu'ils sont annoncés dans l'introduction. Nous concentrerons l'essentiel de notre effort à envisager quelques éléments du contenu du livre II, présenté ainsi :

Livre II. Du concept comme sceau de la Révélation aux propositions du savoir philosophique
I° partie. L’existence dans le langage. Du concept au Jugement dernier
II° partie. Le rejet de tout savoir qui, philosophique, voudrait se fonder sur l’essence : Quine ; Wittgenstein ; Heidegger
III° partie. L’essence dans le langage. La métaphore du concept et les propositions du savoir philosophique

Repartons de cette remarque, assez banale. Le propre de la métaphore est de faire sens. Et précisons maintenant, en entrant dans le système juranvillien. Le sens est défini comme position et altérité. Position de l'autre. Et autre de la position20. Car, comment, autrement que par la métaphore, poser l'autre et l'altérité ? Poser, c'est, même au sens courant, inscrire dans le langage. Or, comment inscrire l'autre, comment signifier l'altérité dans le langage ? Simplement, en inscrivant, en signifiant à la fois, en même temps, dans un même espace, ou segment de langage (disons dans une même proposition), deux termes autres l'un de l'autre. Soulignons immédiatement que cette altérité n'est posable qu'à la condition de se saisir de termes essentiels, dont les essences, prises absolument, s'excluent mutuellement (contre-exemple : pouillot véloce). Juranville, pour exemple de métaphore, reprend celle qu'analysa Lacan en son temps, tirée de Booz Endormi, de Victor Hugo. Le vers dit : « Sa gerbe n'était point avare ni haineuse ». La gerbe se substituant à Booz. La générosité, qui est l'essence de Booz, parce qu'aux oreilles de Hugo son nom ne l'exprime pas nettement, ou suffisamment, il la transporte dans la gerbe, dont le nom évoque très manifestement la générosité de ce qui se répand. Formellement, Juranville définit la métaphore comme non-signifiance et signifiance. Enchaînement de signifiants donc, qui, posant chaque fois autre chose (et non un prolongement attendu du sens initial), fait sens. Ce que Lacan dit lui-même à propos de la chaîne des signifiants, parlant d' « effet de sens ». Si notre auteur fait bien figurer le langage philosophique parmi les langages poétiques (métaphoriques), conformément à un supposé des pensées de l'existence, il désire toutefois le distinguer, par un trait différentiel. Le langage philosophique, et derrière le langage, le discours, ne saurait se contenter de faire sens. Il doit conduire, au-delà de la vérité de l'existence (c'est la sublimation chère à toute la pensée de l'existence), au savoir de cette existence. Et ce, en s'affrontant à deux arguments redoutables : comment poser un savoir, un savoir universel, prétendument vrai pour chacun, sans, d'une part, renier la singularité de chaque individu ; et sans, d'autre part, figer le langage, normer le langage, et donc renier l'inattendu essentiel qui accompagne sa vérité ? Avant de répondre à ce second argument, celui par lequel passe directement notre propos, disons tout de même un mot du premier. Juranville ne prétend pas que la philosophie ne saurait rien dire de la singularité vraie en chacun, comme individu. Il a même l'idée qu'au contraire la définition possède ce rôle d’individuation, contre une certaine tradition, qui voit dans le défini un terme d'espèce. Selon notre auteur, le savoir de la philosophie porterait sur un bien, mais un bien à partir d'un mal, tel qu'il se répète, et sur les souffrances que ce mal, par finitude, engendre. La philosophie, adossée à la psychanalyse, sait les structures, celles-là universelles, du langage de tous les hommes, et des places imaginaires auxquelles il doit nécessairement et successivement s'identifier au sein de ce langage. La réponse au second argument va occuper le reste de notre discours.

3 – Définition et concept

Dans le premier livre, le langage est abordé à partir du nom en général et de la métaphore en général, la métaphore de l'être. Le contenu, le contenu prétendu de la pratique philosophique du langage, comme pensée, implique un rapport particulier au nom. Certes, des noms sont utilisés, maniés, articulés dans des propositions ; propositions qui, savamment articulées entre elles, constituent des raisonnements. Seulement, à chacun de ces noms, pour prétendre entrer dans un raisonnement, il leur est demandé un préalable : d'avoir été, chacun, élevé au concept. Car, concédons-le volontiers, il est bien certain qu'il existe des pensées hors de la philosophie. Elle ne saurait en avoir le monopole, la pensée habite tout un chacun, philosophe ou non. Les hommes sont des êtres pensants par essence. Seulement, la philosophie possède ce trait, de penser à partir de concepts. C'est d'ailleurs ce différend entre philosophie et pensée qui infléchira finalement Heidegger vers cette dernière dénomination de sa pratique. Une réticence semblable conduisit déjà Kierkegaard à ne s'affirmer « pas philosophe du tout ».
Or, qu'entend-on par cette expression : « élever le nom au concept » ? Le nom, avions-nous lu, est porteur d'une essence. Il semble qu'il en soit de même pour le concept. En quoi diffèrent-ils ? Remarquons que le nom puise son sens, sa signification si l'on veut, de son propre fond, de son immédiate signifiance, de son pouvoir évocateur propre, d'usage. C'est de ce pouvoir des noms qu'il est question dans le chapitre « Noms de pays : le nom » d'À la recherche du temps perdu de Proust, et qu'évoque Juranville (p.20). Nom qui évoque d'autres noms (métaphysiquement, précise-t-il), métonymiquement, pourrions-nous ajouter. Car, en ce cas, c'est à partir du nom (comme partie) que surgit tout un monde, ainsi que Proust le décrit dans le célèbre passage sur la saveur d'une madeleine trempée dans du thé :

[…] de même maintenant toutes les fleurs de notre jardin et celles du parc de M. Swann, et les nymphéas de la Vivonne, et les bonnes gens du village et leurs petits logis et l'église et tout Combray et ses environs, tout cela qui prend forme et solidité, est sorti, ville et jardins, de ma tasse de thé21.

Tandis que le concept, le nom en tant que concept, s'établit à partir des autres noms, par rapprochements et spécifications. Le propre du concept est de poser son essence à partir des autres essences, dans son articulation aux autres concepts. Si le nom, dans le langage, fonctionne selon un principe interne, le concept fonctionne selon un principe externe. Conceptualiser, c'est rapprocher un termes d'autres termes, et ainsi poser son essence à partir des différences. Un concept, en cela, est toujours « négatif ». Il y a la nature comme nom, avec tout ce que ce nom évoque (les arbres, les grands ciels...) ; et puis il y a la nature comme concept, dans sa différence et sa relation avec la culture, avec l'artifice, avec l'essence, avec le monde etc.
En passant, remarquons ceci : si l'être est défini comme immédiateté et essence, il nous semble que ce devrait être l'avoir, que nous définirions volontiers comme relation et essence, qui, selon sa métaphore propre, devrait produire le concept, comme position et essence. Mais ce n'est là que suggestion...
En un mot le concept est le produit d'une définition. C'est bien sûr déjà le cas pour les sciences positives. La définition n'a certes pas pour rôle d'exprimer ce que veut dire le nom que porte le concept, ni de décrire la chose qu'elle tend à signifier, mais bien plutôt à fournir une règle de discrimination entre les individus, qui tombent ou ne tombent pas sous le concept. Ce qu'affirme Pascal : « les définitions ne sont faites que pour désigner les choses que l’on nomme, et non pas pour en montrer la nature » (Pascal 1954, 580). Remarquons que la communauté scientifique dans son ensemble a généralement gardé pour acquis le modèle de définition de la définition qu'avait en son temps proposé Aristote, en genre prochain et différence spécifique22. Kant toutefois précisera les rapports entre concept et définition. Il avance qu’« un concept empirique ne peut être défini, mais seulement explicité » et distingue les définitions philosophiques, qui consistent en « analyses de concepts donnés », et dont les définitions ne peuvent être produites qu'à leur terme, et les définitions mathématiques, où « le concept est d’abord donné par la définition », de telle sorte que « nous n’avons absolument aucun concept avant la définition » (Kant 1980, A730-731, B758-759). De même, Hegel se rapproche d'Aristote quant aux rapports du concept à sa définition. Il dit ainsi, dans la Science de la logique : « la définition contient en elle-même les trois moments du concept : l'universel, comme le genre prochain (genus proximum), le particulier, comme déterminité du genre (qualitas specifica), et le singulier, comme l'ob-jet défini lui-même »23. Le sujet demanderait de longues analyses, que nous présentons ailleurs24. Contentons-nous de souligner que la littérature concernant la définition et son rapport au concept est presque nulle, comme si le concept de définition, depuis sa définition par Aristote, n'était en rien problématique. Ce qui peut sembler étrange, si l'on remarque que la recherche de définitions est tout à fait essentielle à la philosophie depuis sa naissance en Grèce.
L'auteur semble malgré tout, au vu des nombreuses définitions qu'il propose25, respecter une certaine tradition. Ainsi que nous l'avons déjà dit, chaque concept est défini par deux termes, comme dans la célèbre formule antique : « l'homme est un animal rationnel ». Sauf que, répétons-le, chez Aristote animalité et raison ne s'opposent pas conceptuellement, la raison ne venant que spécifier la sorte d'animal. Juranville assurément serait sur ce point plus proche de Platon, qui vit dans la formule, et derrière le contraste des termes, un conflit de nature, sinon une franche hostilité ontologique par-delà la contradiction conceptuelle. Ce qu'il dit ainsi : « Nous suivrons partout ici cette méthode métaphorique. Laquelle détermine et même définit chaque concept par une dualité qui deviendra contradiction. » Et qu'il précise immédiatement : « Méthode circulaire, et plus exactement topologique, où les concepts définis peuvent servir à la définition des concepts définissants ».
La perspective du livre II, consacrée à la métaphore du concept, se précise donc. Le passage, ou l'élévation, du nom au concept se produit au moyen des définitions. Si le nom signifie métonymiquement son essence, le concept signifie métaphoriquement la sienne. Précisons, et pour cela, encore une fois, suivons les définitions proposées. De la métaphore de l'être à la métaphore du concept, nous proposons de lire ceci : de l'être comme immédiateté de l'essence, nous nous élevons au concept, comme position de cette essence. Ce qui est conforme à ce que visait Socrate par sa recherche de définitions, le ce que c'est qui était (to ti ên eînai), la quiddité, l'étance, ce qu'il nomme parfois ousia (par exemple au début du Ménon).
Mais, supposant l'essence, l'élévation au concept au moyen de la définition ne peut être, d'abord, que la signification d'une contradiction. Puisque les concepts du définissant, avant toute analyse, se contredisent essentiellement. Contradiction qui est directement impliquée par l'existence dans le langage. Ce qu'il nous faut maintenant expliquer.
Commençons par remarquer que, existentiellement, la définition est fournie par le langage de l'autre, à l'existant qui entre dans ce langage et s'y affronte. La définition, pour l'existant (et d'abord la définition de soi), n'est pas une simple création. Par exemple, si nous avançons nous-mêmes la définition de la définition comme signification et contradiction, nous ne prétendons pas seulement à une création poétique en général, depuis un principe (une essence) qui serait seulement en nous, et qui se proposerait comme singulière, ce qui est le propre de tout poème, ou vers de poème. Mais, en tant que proposition qui se veut philosophique, la définition se réclame d'un principe qui prétend à une valeur universelle, donc présent en tout autre, vérifiable par chacun, et d'abord par tout autre philosophe. En cela la définition comme proposition philosophique, qui élève au concept, relève, quant à son essence, à la fois de l'autonomie (la création par soi) et de l'hétéronomie (la création par l'autre). Donc de la révélation26. On nous fera peut-être remarquer que toute création (poétique) est en fait et toujours aussi révélation. Car toute œuvre poétique en général, malgré sa singularité, parle d'une parole dont la vérité résonne en chacun. Il y a de l'Antigone ou de l'Harpagon en chacun de nous. Certainement. Mais Harpagon n'est pas simplement l'avarice portée à sa vérité pure de concept. Il est bien sûr que chaque œuvre dans l'histoire participe au dégagement du concept, de chaque concept. Mais justement, c'est ainsi qu'ils se révèlent peu à peu. C'est ainsi que peu à peu ils se forment, s'articulent, dans leur tension contradictoire, existentielle. Car c'est le propre de la définition que de présenter dans toute sa vérité, de signifier proprement la contradiction qui gît en chaque terme, saisi conceptuellement. C'est le travail de la définition que, d'abord, à propos de tel sujet (le défini) en poser les données qui existentiellement font problème (les termes du définissant). Car ce qui à l'aide de la définition doit se poser d'essence pour tout concept comme concept existentiel, est à la fois son identité et la présence contiguë de l'altérité dans cette identité. Un con-cept saisit ensemble (dans une identité) des termes (essences) autres ontologiquement, contradictoires dès lors qu'ils sont fixés dans le langage. La définition est donc bien, selon nous, signification d'une contradiction (et de la contradiction de l'existence en générale, saisie, appréhendée, sous une forme particulière). Mais, nous l'avons dit, comme la définition vient toujours d'abord de l'autre, la contradiction qui y est signifiée apparaît d'abord, pour l'existant, comme posée par cet autre. Elle apparaît donc comme problème27. Problème qui ne saurait s'envisager sérieusement que dans la perspective d'une solution. Donner signification à la contradiction c'est donc lui rechercher une solution, qui satisfera aux exigences posées par les données du problème. Car une définition n'est pas seulement un problème, ne peut s'arrêter à être un problème. En elle est toujours présente l'idée d'une unité rassemblée, qu'un absolu vrai y est signifié. Dé-finir, c'est déterminer les limites, qui à la fois dif-férencie le défini du reste dans l'espace de la signification, mais aussi l'identifie dans son unité rassemblée. Comme ab-solu présent dans la solution. Si existentiellement la contradiction est le problème du péché originel, sa solution est son ab-solution, la délivrance de ce péché. Ce sera, au-delà de la création et de la révélation, la rédemption que devra accomplir analytiquement le travail de la métaphore de la raison, qui rétablira, dans un système nouveau, système des concepts rédempteur du système malin, dia-bolique, dans lequel l'existant s'est d'abord enfermé et perdu. Nous pensons que c'est la perspective du troisième et dernier livre promis par l'auteur.
Ce qui est d'abord existentiellement refusé : ou bien en relativisant les termes du problème, ou en se tenant à l'idée que le problème est sans solution.
La première attitude est celle des problèmes ordinaires, comme celle des sciences positives. Les données sont hiérarchisées (l'une est une sous-catégorie de l'autre, la spécification d'un genre), ou bien chaque trait est l'occasion d'une division du problème : d'un côté le problème de la contradiction, de l'autre celui de la signification. Ou encore, il s'agit de dresser des inventaires casuistiques, à l'aide de critères, de sortes, d'ensembles et de sous-ensembles, bref, toutes stratégies qui sont autant de témoignages d'un fondamental refus d'accueillir le problème pour ce qu'il est : tendu dans des termes contradictoires.
La seconde est celle de la pensée de l'existence, qui certes se saisit du problème pour ce qu'il est, et pose volontiers des termes autres les uns des autres. Mais justement, là s'arrête le procès possible de la philosophie : le problème existentiel étant foncièrement celui du rapport (de la co-existence) de l'un et de l'autre, toute recherche de « solution » serait dissolution, disparition de l'altérité de l'autre, fusion des termes dans une totalité où la dignité infinie de l'homme se perdrait. Là serait la limite de l'investigation philosophique. Là s'arrête justement Kierkegaard, en présentant l'existence vraie comme paradoxe28. À partir de quoi nous pouvons reformuler ce que nous avions avancé plus haut, sous un nouveau jour : la pensée de l'existence recule devant l'idée d'une pensée proprement conceptuelle, qui viserait un système de la raison, comme solution au problème que d'abord pose tout concept, dans sa définition.

4 – Sens et raison

Ce qu'en revanche, d'emblée, a tenté Alain Juranville en s'engageant dans son entreprise philosophique.
Rappelons-nous que le titre général est déjà une définition (philosophie : savoir/existence). Et que par cette définition sont donnés les termes essentiels de ce qui fait problème pour la philosophie, savoir la contradiction entre la promotion de l'existence et l'exigence d'un savoir. Définition qui élève la philosophie au concept. Définition par laquelle (prétendument), la philosophie est saisie à partir de ce qui en elle fait problème. Mais problème qu'il faut justement dépasser, ou assumer jusqu'au bout, pour que la philosophie se tienne véritablement comme concept. Soit un vrai concept. Et concept qui, fermement établi, serait porté par la révélation. Qu'il faille, méthodologiquement, partir de la définition, il le dit lui-même, dès la première page du PSE1 : « Certes tous ceux qui parlent de l'existence s'accordent, quoique avec des termes différents, sur sa définition – sinon, nul problème de l'existence ne pourrait être posé »(p.13). La méthode s'éclaire. L'entrée dans le langage vrai, existentiel, se fait par la métaphore de l'être, par laquelle l'être est substitué au nom, puis l'entrée dans le langage proprement philosophique, celui de la pensée conceptuelle, par la métaphore conceptuelle, celle par laquelle le définissant est substitué au défini. À partir de quoi se profile la perspective du livre troisième, qui devrait être consacré au déploiement du langage philosophique, par la métaphore de la raison, où se justifient en raison, analytiquement, les définitions proposées. Car produire des définitions en effet ne saurait suffire aux exigences de la pensée philosophique. Que telle ou telle définition proposée fasse sens, cela ne fait aucun doute, nous avons vu que c'est un effet de la métaphore en général. Qu'y aurait-il eu à répondre, s'il avait initialement proposé de définir la philosophie comme pensée de l'être, comme connaissance de l'absolu, comme savoir de la vérité ou comme logique de l'existence ? Rien. Rien parce qu'une approche métaphorique du langage interdit toute régulation du vrai, toute vérification par une quelconque correspondance avec une réalité extérieure au langage, qui en fournirait le critère, qui en serait ce que David Armstrong appelle un « vérifacteur ». Et de constituer un ensemble de preuves. Dès qu'on affirme l'existence et le langage comme métaphorique par essence, l'objectivité est à trouver dans le langage lui-même, l'objectivité est le langage lui-même ; qui est soit vrai soit faux. Soit conforme à son essence, soit non-conforme. Tout ce qui s'avance d'une métaphore vraie est vrai, mais d'une vérité qui n'est pas forcément d'emblée celle qu'attend la philosophie.
Notre auteur a l'idée que toute preuve, et toute vérité philosophique ne peuvent se constituer et se révéler qu'au sein d'un système et selon une structure. Toute preuve est « réciprocité de preuves ». C'est, métonymiquement, le tout qui justifie la partie ; mais totalité infinie dans son déploiement possible, et donc aussi dans ses figures structurales possibles. Donc totalité ouverte, totalité comme l'infini appelant, d'un primordial appel, à la raison, infini (tout et preuve) appelé par la partie, qui est d'abord le nom (et son exigence), puis le concept.
D'où cette conception du langage, qui peut sembler étrange au premier abord, qui fait la part belle aux raisonnements circulaires et à la contradiction. Ainsi dit-il : «  Méthode circulaire, et plus exactement topologique, où les concepts définis peuvent servir à la définition des concepts définissants. Nous suivrons en l’occurrence cette méthode d'abord pour la philosophie elle-même, définie comme savoir de l'existence – savoir et en même temps existence. Et, à partir de là, pour tous les concepts qui apparaîtront dans l'analyse ». Soulignons qu'un langage qui ne se présenterait pas ainsi ne serait pas véritablement un langage, il ne s'adresserait à personne, ne serait qu'une empreinte, négative, sans consistance propre, sans dire propre, du réel. Il existe bien aussi une approche du langage qui suit une logique de se, indexicalement rivée au « je »29. Mais l’assujettissement du réel ne produit pas plus d'Autre. Seule la contradiction est la marque de l'altérité dans le langage. De plus, la circularité est inévitable, dès lors qu'on entend tenir compte de l'autre, de son existence, et plus encore constituer son identité vraie à partir de cet autre. Existentiellement le langage procède par identifications successives. Qui doivent conduire à s'identifier finalement à l'autre, et donc à devenir l'autre de l'autre, et à se signifier depuis l'autre. D'où la métaphore de la raison, qui devrait selon nous se déployer dans le livre III (c'est la raison de la raison, qui bouclerait le cycle de ce travail) selon le ternaire totalité-justification-foi, tel qu'il le présente ailleurs30.
Et raison qu'il nous faudrait nous-mêmes fournir si nous voulions donner vérité et consistance à la définition que nous proposons de la définition, comme signification et contradiction. Il nous faudrait alors, suivant le système juranvillien, et reprenant les éléments que nous avons rencontrés lors de nos analyses, les présenter ainsi :

Définition : signification/contradiction (problème-concept-révélation)

Cependant, il nous faudrait encore élever chaque terme rencontré au concept, puis de nouveau procéder à son analyse. Et ainsi définir, pour commencer, le problème, puis l'analyser dialectiquement, en introduisant trois nouveaux termes (contradiction-savoir-pensée). Nouveaux termes qui à leur tour ouvriraient au même procès, qui n'aurait de fin qu'à la mesure de la consistance désirée. Un plan alors se dessinerait, qui aurait la forme suivante :

 


Problème (position/contradiction)
Contradiction (négation/essence)


Savoir (vérité/intériorité)


Pensée (vérité/essence)


Définition
(signification/contradiction)


Concept (position/essence)
Altérité (identité/relation)


Signification (position/identité)


Élection (autonomie/singularité)


Révélation (autonomie/hétéronomie)
Métonymie (signification/non-signification)


Homme (raison/finitude)


Dieu (raison/absolu)


Poésie conceptuelle donc, qui, à mesure qu'elle donne ses raisons, s'étoffe et devient prose. Prose du sujet social, de l'homme avec son projet d'universalité, qui, autant qu'il l'aura pu, se sera approprié, non la langue adamique, mais celle de sa compagne, Ève, qui d'emblée fut son autre.

5 – L'inconscient comme la vraie raison

Terminons notre lecture en introduisant maintenant un terme majeur (majeur dans la seule perspective de son projet, tout terme occupant une place égale dans l'économie du système lui-même), qui porte à lui seul le dynamisme de l’œuvre : l'inconscient.
Si l'être de langage, l'existant, par sa raison calculante, était transparent à lui-même, son langage comme son identité seraient non-problématiques, et ses termes ne se définiraient donc pas par une dualité. Seul l'inconscient, la présence de l'autre en soi, justifie pareille approche. Certes la philosophie classique suppose la finitude, et justifie l'histoire de l'investigation philosophique comme elle considère le déploiement du savoir scientifique : comme progrès. Comme corrections successives d'erreurs. Il est tout à fait exact que la pensée de l'existence suppose, non seulement une finitude entraînant, au-delà de l'erreur, vers la faute, le péché ; mais sur ces bases elle ne peut envisager un langage vrai, un langage qui rejoigne son essence en se sachant lui-même. Juranville a l'idée, nous l'avons déjà évoquée, que la psychanalyse, elle, offre les conditions d'un savoir de la finitude, et du langage qui en déploie la vérité existentielle. C'est le langage de l'inconscient, tel qu'il se révèle dans la cure psychanalytique, qui manifeste et signe en raison l'altérité dans le sujet. Cette altérité ayant pour essence la répétition, ce qui se répète dans la cure, cet autre qui insiste, d'abord comme symptôme (malin), puis peu à peu comme nécessité structurale, structurante ; répétitions d'éléments qui, in-sistants, deviennent con-sistants, et font œuvre. Comme système de la raison inconsciente. Car tout système se donne comme jeu de retours nécessaires. De « ce qui ne cesse pas de s'écrire », selon la formule de Lacan. La raison raisonnable de la philosophie, à partir de là, n'ayant plus qu'à en prendre acte. Et ainsi de laisser venir, de laisser s'écrire ce qui finalement ne peut pas ne pas s'écrire, dans un langage systématique du savoir de l'existence.


Paimpol, le 10 juillet 2024