Habiter la terre
Qu'est-ce que le jardin d’Éden ?
Conférence donnée dans le cadre du Festival d'été du Jardin de Méridoul, à Plouha (22)
2023
Aujourd'hui 50% des Européens vivent dans une maison, en France les 2/3. Les autres, évidemment, n'ont pas de jardin. De plus, il est possible d'habiter une maison, une maison de ville par exemple, sans jardin. Et que dire de ces petits espaces, dans les lotissements, coincés entre le portail et l'entrée, composés d'un peu de bitume, un carré de pelouse et une rangée d'hortensias ? Est-ce un jardin ?
Dans les grandes villes, pensons à Paris, il y a de véritables jardins, seulement, ils sont fréquentés par une poignée de citadins.
Ce que nous voulons d'abord dire, c'est que rares sont ceux qui possèdent un jardin, et plus rares encore sont ceux qui véritablement les investissent.
Avant d'aborder la question de la nature d'un jardin, remarquons sa place actuelle dans la vie de la plupart des hommes, quand ils en possèdent un. Les hommes habitent essentiellement, et investissent essentiellement l'intérieur de leur maison. Le jardin étant alors comme une sorte de supplément, un plus. Parfois carrément tient lieu de pièce, est aménagé comme on aménage l'intérieur : avec cuisine, salon, table à manger et espace pour jeux et jouets multicolores. Souvent, le jardin constitue un espace intermédiaire, qui tient à distance les habitations voisines, une espèce de sas, entre le chez-soi et le chez-les-autres. Un lieu à soi, mais que le facteur ou un voisin peut pénétrer, avec ou sans autorisation, selon que la sonnette est placée au portail ou à la porte d'entrée. Le jardin est un lieu semi-clos, entièrement clôturé (en Europe), parfois ouvert (aux USA). En tout cas un lieu semi-intime, dans lequel le regard extérieur peut pénétrer, au moins partiellement.
Le jardin, c'est là que pour le moment nous voulons en venir, n'est généralement pas le lieu central d'une existence. Qui se sent d'abord vivre dans son jardin ? Qui se sent d'abord l'habitant de son jardin ? Pratiquement personne. On croise parfois, dans un bois ou dans une forêt, une sorte de hutte, une sorte d'habitation sommaire, on y aperçoit dedans un vieux sac de couchage, quelques boîtes de conserve, et aux abords les restes d'un feu, témoignant d'une manière de vie au plus près de la nature : mais un bois, mais une forêt n'est pas un jardin. Il y a aussi, à l'opposé, ceux qui vivent, le plus souvent possible, « dehors », dans le jardin. Mais, c'est généralement en transportant à l'extérieur un arsenal copiant le confort des intérieurs ; nous l'avons dit : cuisine, salon, etc.
Arrivons aux amoureux des jardins. Certes, ceux-ci y passent du temps, parfois beaucoup, parfois l'essentiel, à planter, tailler, s'y promener et admirer. Pour autant, pouvons-nous dire qu'ils y habitent ? Qu'il y ont élu domicile ? Certainement pas. Ils aiment, et ce qu'ils aiment, ce sont des points de vue depuis les fenêtres de leur maison, ou tels qu'ils se découvrent à mesure qu'on s'y promène. Le jardin est alors, pour eux, ou un décor, un « fond », ou un lieu de visite, de passage ou d'immersion temporaire. Certes un lieu inspirant, un lieu féerique, empli des délicieux frou-frou des vents dans les frondaisons, empli d'odeurs et de couleurs délicates Mais, toujours, un lieu temporaire.
Personne n'habite un jardin.
Mais, nous demandera-t-on, et alors ? Où est le problème ? Le jardin aurait-il une autre vocation que d'y accueillir des promeneurs détendus, des conversations douces et des siestes méritées ?
C'est que, dans toutes les civilisations, le jardin occupe une place paradoxale : il est, factuellement, comme nous venons de le voir, partout relativement secondaire, quand il existe, alors qu'il représente, qu'il incarne, dans les textes qui les portent, l'absolu, le fondement et l'incarnation du Bien, du beau, à la fois originaire et espéré. Le jardin, dans toutes les cultures, est l'alfa et l'oméga, l'origine et le télos, pour tout dire le paradis, perdu ou espéré.
En terre islamique, le jardin est fondamental, de nombreux passages du Coran sont consacrés à la description de ce qu'il nomme le Jardin, avec une majuscule, c'est-à-dire le Paradis. Le Paradis qu'occuperont les Bienheureux après leur mort. Les jardins de la Perse, ceux de la Tunisie des émirs aghlabides, ceux de Tlemcen ou de Grenade témoignent assez de la volonté d'imiter autant que faire se peut le paradis prochain, de faire de la vie sur terre une approche de la vie céleste, avec ses eaux fraîches, ses fruits, ses délices.
Pensons aussi au jardin japonais, objet de l'un des arts suprêmes de leur culture, toujours au centre des lieux de vie. Qu'il soit jardin sec (jardin zen), tsubo-niwa, jardin de thé ou jardin tableau.
Le Jardin d'éden, bien sûr, ne saurait échapper à la liste. Jardin originaire, paradis perdu.
Qu'on soit croyant ou non, la question n'est ici d'aucune importance. Ce que nous voulons ici soutenir, c'est qu'il y a en nous, en chacun de nous, cette intuition que le Bien suprême, la vie rêvée, ne pourrait se concevoir, se représenter, que dans le cadre merveilleux d'un jardin. Profus, accueillant, généreux. Qui n'a pas l'idée que le Bonheur suprême se réaliserait concrètement dans le cadre idyllique d'un jardin ? On peut certes aimer les villes, rêver d'habiter telle rue, tel beau quartier, on peut rêver de finir ses jours dans telle belle demeure de bord de mer, dans tel appartement luxueux, dans tel loft que nous présentent les magasines. Il n'empêche : ne sont-t-ils pas que des pis-aller, des demi-mesures ? Des rêves par défaut, qui ne sauraient rivaliser avec un jardin parfaitement harmonieux, "Le pays ou coulent le lait et le miel" (Ex : 3, 8) ? un jardin où une communauté parfaite vivrait nu, la peau parcourue d'un doux zéphyr ? Un jardin de paix, là où tout ne serait que « luxe, calme et volupté » ?
De tels songes, à n'en pas douter, sont habillés de mélancolie. Un philosophe contemporain, Alain Juranville, définit précisément la mélancolie comme immédiateté de l'absolu. Le jardin, le jardin rêvé, où se réaliseraient concrètement le Bien, le Beau et le Juste, est un songe puissant, envahissant parce qu'immédiat, parce qu'il n'est pas construit, parce qu'il n'est pas le produit d'une intellection (d'une médiation), mais l'objet immédiat d'une intuition. Nous avons tous en nous, obscurément, l'intuition du jardin des délices, nous avons tous en nous un petit coin de paradis. Et, chose étonnante, ces coins en chacun se ressemblent étonnamment.
Nous voici arrivés au cœur de notre propos : pourquoi, si nous avons tous une idée quasi identique du coin de paradis, vivons-nous encore, et depuis toujours, dans des lieux qui y ressemblent si peu ? Pourquoi le jardin est-il si peu présent dans nos vies, pourquoi occupe-t-il une place si secondaire, dans les faits ?
Nous laisseronst, selon l'objectif que nous nous sommes ici fixé, la question largement ouverte. Indiquons simplement une piste.
Des tentatives, dans l'histoire relativement récente, on eut lieu, pour réaliser un tel lieu. Ce sont des « utopies concrètes ». Il y eut des tentatives de vies communautaires, tout au long des XIXe et Xxe siècles, des lieux plus ou moins « proches de la nature », des projets de réalisations de songes romanesques, de la Callipolis de Platon au Phalanstère de Fourrier, en passant par l'Île aux esclave de Mariveau ou l'Abbaye de Thélème de Rabelais. Qui se sont toutes soldées par des échecs.
Pourquoi ?
Nous faisons une réponse simple, déjà présente dans la Genèse : certes le jardin des délices serait possible, un jardin aussi proche que possible de la nature, sans être la nature « sauvage », la nature agressive, éreintante, dangereuse. Un jardin qui serait la nature idéale, la nature laissée le plus possible à elle-même, le moins possible soumise à l'intervention de l'homme, un jardin qui serait la nature portée à un point d'équilibre, où toutes les espèces, végétales, animales, vivraient en harmonie, dans une interdépendance heureuse. Où surtout, l'homme y tirerait sa subsistance et y logerait confortablement et sans effort. Un tel jardin, parfois même certains coins de nature nous les offrent spontanément.
Alors quoi ? Qu'est-ce qui nous retient de nous y installer ?
Nous répondrons : la sexualité. Alain Juranville, à qui nous avons déjà fait référence plus haut, ajouterait : et socialement, le capitalisme.
Pus précisément, ce qui nous retient de nous installer au jardin, c'est le fantasme, le fantasme sexuel. Avec ses jouissances, sous les formes brutes de la domination, de la soumission, etc. Tous fantasmes qui impliquent des transformations de la nature, simples dans le cas des sociétés primitives, infiniment complexes dans les nôtres. Transformations, installations d'organisations sociales qui, dans tous les cas, muent le jardin primitif, mythiquement paradisiaque, en enfer. Nous défendons l'idée que la sagesse doit nous enseigner à renoncer définitivement, dans ce monde, à nous réinstaller dans le jardin du Beau, du Bien et du Juste, absolument, pour nous contenter d'un jardin possible, celui qui peut accueillir au mieux les hommes avec leur sexualité.
Juillet 2023