Jugement dernier
Extrait de :
Vidament, J-M., La philosophie d'Alain Juranville. Un hégélianisme de l'inconscient, Les Contemporains Favoris, Coll. « Bleue/essais », 2019, p.170.
2019
La question de savoir, au bout du bout, à quelle sauce on va être mangé n'est en rien anecdotique. Fiodor Pavlovitch, le père des Karamazov, s'en inquiète : « Vois-tu, malgré ma bêtise, je réfléchis parfois ; je pense que les diables me traîneront bien sûr avec leurs crocs, après ma mort. Et je me dis : d’où viennent-ils, ces crocs ? En quoi sont-ils ? En fer ? Où les forge-t-on ? Auraient-ils une fabrique ? Les religieux, par exemple, sont persuadés que l’enfer a un plafond. Je veux bien, quant à moi, croire à l’enfer, mais à un enfer sans plafond : c’est plus délicat, plus éclairé, comme chez les luthériens. Au fond, me diras-tu, qu’importe qu’il y ait ou non un plafond ? Voilà le hic ! S’il n’y a pas de plafond, il n’y a pas de crocs ; mais alors qui me traînerait ? Et si l’on ne me traînait pas, où serait la justice, en ce monde ? Il faudrait les inventer, ces crocs, pour moi spécialement, pour moi seul. Si tu savais, Aliocha, quel éhonté je suis1 !… »
Le récit biblique enseigne à peu près qu'il y aura des hommes justes et des hommes injustes, et qu'un jour sera le temps du jugement. Ce jour-là tous les hommes qui seront nés et morts sur la terre seront jugés selon leurs œuvres. Il est dit aussi que tous n'auront pas la même place auprès du Christ dans la Jérusalem Céleste. Si même chacun en obtient une. Il est encore dit que le sort de chacun n'est jamais joué d'avance, qu'il se joue dans la vie de chacun, dans le temps réel. La question de la prescience de Dieu sur le sujet n'a pas de rôle ici. Il n'y a en effet aucune incompatibilité entre le libre arbitre de l'individu et la connaissance que Dieu peut en avoir, de toute éternité. À la question de la prédestination nous répondrons simplement par l'altérité et le temps pur, par l'instant, où se scelle chaque destin, par chaque instant. Mais venons-en à notre propos. S'il y a débat sur le nom des élus, sur leurs œuvres et la qualité de leurs œuvres, il n'y a manifestement pas débat sur un point, dixit la Bible : une force retarde la venue de l'Antéchrist et le jugement dernier2. Le jour du jugement est donc suspendu à un autre événement. Le Christ attend et attendra encore. Quoi ? Il faut bien que cela vienne des hommes. Car il n'y a, hormis les hommes, que trois Personnes, qui sont en Elohims ; l'Anomia ou Antéchrist ou Adversaire n'étant que la figure toujours plus élaborée par la terreur conjuguée des hommes. Ce n'est pas une Personne. Ce n'est, à proprement parler, personne. Il n'a aucune existence séparée. Ce qui est attendu est, ou une œuvre, ou un exploit ; quelque chose d'unique, puisque par définition sans précédent. Et sans surpassement. Sinon le Christ, à n'en pas douter, attendrait encore après. Si maintenant nous rangeons les exploits parmi les œuvres, nous savons qu'il attend une œuvre. Jugeons encore qu'il y a deux types d’œuvres. Les œuvres individuelles, et les œuvres collectives. Or, nous savons que l'œuvre que nous recherchons devra avoir un degré de perfection tel qu'il ne pourra être dépassé. Ce qui ne semble revenir à la puissance et au pouvoir d'aucun homme, individuellement (sinon du Christ, mais doutons qu'il s'attende lui-même). Non parce qu'il n'y a pas de perfection en l'individu (nous en avons des preuves à chaque instant, des traits parfaits jaillissent de toutes parts), mais parce qu'il y a de l'imperfection inéliminable en lui. Toute perfection est le fait même, miraculeux, de la sublimation d'un acte mauvais ; son passage à l'acte sublime. Donc l’œuvre attendue par le Christ doit être collective. Plurielle. Considérons maintenant que l'extension du pluriel peut se faire dans l'espace (et donc dans un même temps ou une même époque) ou à travers le temps, donc dans la carrière des époques. Qu'elle peut être synchronique ou diachronique. Il nous apparaît alors immédiatement évident que la somme conjuguée des efforts d'une pluralité dans le même mouvement générationnel, s'il peut certes gagner en grandeur matérielle, en quanta, en dimension, en taille, par la multiplication des forces qu'elle s'adjoint, nulle logique n'admet un opérateur qui transmue cette quantité en qualité. Si pour l'exécution d'un opéra une divine soprano s'adjoint à un excellent ténor, un chœur fabuleux et des musiciens admirables, sous la baguette d'un chef génial, l'ensemble aura sans doute de la gueule. Mais pas plus qu'une exécution de Bach par Gould. Reste la pluralité dans la carrière des époques. Que peut donc contenir de plus l’œuvre historique universelle, puisqu'il faut bien enfin appeler un chat un chat, l'appeler par son nom et arrêter de tourner autour de ce pot ? Elle contient la trace et le dépassement patient, que ne saurait contenir aucune œuvre individuelle par soi seule, de toutes les formes essentielles du péché, de tous les errements et égarements, ainsi que leur démasquement ; elle contient tout ce qu'il y a de fond mauvais en l'homme, et les manières ordonnées de sa séduction, et ce qu'il a fallu de raison et de raisons pour le nommer complètement, dans le bon ordre. Elle contient la lente formation de cette explicitation et constitution sociale qu'est la philosophie où, si, comme le faisait remarquer en 1675 Newton dans une lettre à Hook, chacun est juché sur les épaules de ses prédécesseurs, c'est, non par accumulation quantitative de trucs et trouvailles, mais par dénonciation toujours plus judicieuse du mal inscrit en chacun, révélé par l'histoire comme seule elle peut en révéler les traits, jusqu'à en formuler le nom, le long nom qui est le poétique sans-nom, le nombre qui n'est pas élevable à l'absolu, le nombre relatif, qui est la mesure des indésirables (des faux ob-jets donc), qui sont déchets, merde, sexe et argent, qu'on lie et relie toujours plus dans l'histoire dans le Général, qu'on appelle aussi Capital, la Grande Prostituée. La Bête. Élevée à sa compréhension structurale, en 6/6/6.
Ce qu'on veut dire et que Juranville a dit, c'est que le Christ attend cette œuvre et que le Christ retardera son retour qu'elle ne soit accomplie.
Ce qu'on veut dire ici et que Juranville n'a pas dit, c'est qu'il y aura, parmi les œuvres sociales dans les siècles, avant le dernier jour, assurément au moins une œuvre suffisamment accomplie pour remplir l'attente du Fils de l'homme. Une œuvre dont on sait assurément a priori qu'elle sera sauvée, et justifiée à sa place dans le Royaume de Dieu.
Ça n'a l'air rien comme ça.
Ou ça a l'air d'une banalité.
Mais il y a un enseignement majeur, pensons-nous, à en tirer.
Suivons fermement Juranville quand il défend l'idée que la psychanalyse est pour le sujet individuel ce que la philosophie est pour le sujet social. En correspondance stricte. Et faisons travailler la structure à l'envers. Il y en aura, avons-nous pu avancer, parmi les œuvres des sujets sociaux, au moins une de sauvée. Il y aura donc, pouvons-nous avancer maintenant, au moins une œuvre parmi les œuvres de chaque sujet individuel, qui sera sauvée.
Et ce n'est déjà pas si mal.
CQFD.
P.S. : car il y aura toujours en chacun depuis son origine, comme il existe une racine de mal, une étincelle de bien, inéliminable, d'où sera seulement possible l’ignition et initiation d'un feu de joie. Et il n'y a pas de terreur telle qu'elle annihile complètement un être en non-être absolu. Et le jugement, s'il pose l'être3, posera toujours quelque chose de chacun pour l'éternité.
« — Il n’y a pas de crocs là-bas, proféra Aliocha à voix basse, en regardant sérieusement son père. — Ah ! il n’y a que des ombres de crocs. Je sais, je sais. C'est ainsi qu'un Français décrivait l'enfer :
J'ai vu l'ombre d'un cocher
Qui, avec l'ombre d'une brosse
Frottait l'ombre d'un carrosse4. »
1F. Dostoïevski, Les Frères Karamazov, Folio Classique, 1998, p.59.
2Cf. Thessaloniciens, 2 : 6-7.
3Terreur : négation/être ; Jugement : position/être
4Ibid., p.59. Les vers sont tirés d'une parodie du VIe chant de l'Enéide par les frères Perrault (1643).