Les deux corps de la psychanalyse et de la philosophie
Paru pour la première fois dans Le Journal des Psychologues (n°356, 2018/04)
2018
Le problème des registres psychanalytique et philosophique
Malgré sa présence depuis longtemps dans le corpus des œuvres au programme de l'épreuve de philosophie au baccalauréat, la psychanalyse a toujours fait problème pour la philosophie. Affirmer des motions inconscientes dans nos choix et conduites menace le champ d'une liberté nécessaire à l'éthique, éthique qui est seule garantie de la possibilité d'un sens à l'entreprise philosophique.
Rejet donc de la psychanalyse par la philosophie au nom de ses conséquences pour elle-même.
La psychanalyse a aussi été rejetée de et par la philosophie au nom de la méthode. Freud par Popper, Lacan par les tenants d'une philosophie appuyée sur la rigidité des concepts, et surtout l'efficace, des sciences positives.
Ou bien, à l'autre bout du spectre des investigations philosophiques actuelles, on trouve des textes marqués d'une forme de sidération face à un discours psychanalytique dont ils ne cessent de répéter l'enseignement paru indépassable.
Inversement, la psychanalyse elle-même ne sait trop quoi faire de la philosophie. On hésite à placer Malaise dans la civilisation, œuvre crépusculaire, dans le registre de la psychanalyse plutôt que dans celui de la philosophie. Beaucoup ont vu et continuent à voir dans Lacan un philosophe plus que le médecin de formation qu'il était. Et, quel statut pour toute la littérature, conférences et enseignement de la psychanalyse constituant le vaste champ socio-universitaire, qui dépasse les seules présentations et analyses de cas cliniques ? La pratique psychanalytique s'est toujours doublée d'un discours réflexif sur le sens, les limites et les connexions de sa pratique avec les autres sciences humaines, avec la médecine aussi, bien sûr, sans qu’il ne soit jamais décidé fermement de ce qu'il s'agît là, psychanalyse ou philosophie.
Car il est bien certain que la psychanalyse ne pourrait se contenter de désigner cette part sociale de son travail, ni de psychanalyse à proprement parler, à cause de l'universalité de l'objet, ni de méta-psychanalyse, terme qui franchirait la ligne rouge de leur saisie du langage.
La connexion entre psychanalyse et philosophie est donc bien problématique.
Ce peut-il qu’une voie de sortie soit creusée en considérant que, tel le roi, nous avons deux corps ? Que nous appartenons à deux corps, le corps propre et le corps social, que nous en sommes les sujets, sujet individuel et sujet social, qu’on tutoie l’un et vouvoie l’autre et qu’enfin, la philosophie doit traiter le corps social comme la psychanalyse traite le corps individuel ?
La thèse que nous allons présenter ici, à l’occasion de la publication de son dernier ouvrage1 est celle, philosophique, d'Alain Juranville. Qu’on y adhère ou pas, elle a le mérite d'être une réponse parfaitement claire sur le sujet.
Cette thèse est un trait de l’œuvre philosophique générale de Juranville. Mais c'est un trait d'union, et, pensons-nous, le meilleur guide pour entrer au cœur de sa pensée.
Freud et le miracle de l'histoire individuelle
Alain Juranville est philosophe et psychanalyste. En 1984 il avance déjà2 : « L'une à l'autre philosophie et psychanalyse sont affrontées et nouées. L'une le symptôme pour l'autre. Mais sans la psychanalyse aujourd'hui, la philosophie serait ce qu'elle est sans ce qui lui pose problème, discours illusoire sans réalité, et la psychanalyse, sans la philosophie, verserait à l'imposture de l'action ».
Juranville philosophe n’oublie pas le psychanalyste qu’il est aussi (cf art.3, p.46).
Il se rappelle que le patient, en rapportant lentement, peu à peu son histoire dans un récit, qui en révèle la vérité et donc, nous le verrons plus loin, la termine, témoigne du miracle alors accompli. Freud en son temps s’émerveilla de ce que l’association libre, et à travers elle la liberté donnée à la parole libérait de la souffrance. Un tel acte psychanalytique est libératoire (ce qui sera analysé dans la première partie du prochain volume). Au fond Freud découvrit ce que contient le mot de souffrance dans son essence. La peine à l’appel du nom. C’est ce que rappelle la vieille expression postale, à propos des colis restés « en souffrance », parce qu’on ne les a pas appelés où les appelle leur destin3.
Tout cela est déjà chez Freud (rationnellement, car la chose a toujours été là), puis chez Lacan quand il affirme que l'inconscient est structuré comme un langage4. Chez Freud quand il découvre, non pas seulement l'inconscient, mais que les manifestations de l'inconscient font sens et constituent l'histoire du sujet, qui peuvent être reprises dans un récit. Manifestation d'une altérité, d'une relation à un autre. Mais le miracle n'est pas tout à fait dans la répétition du symptôme comme autre manifeste. Il est dans la possibilité d'être une histoire complète, complètement finie, où le sens de l'altérité et de l'identité est pleinement défini comme tel. Le simple heurt au symptôme dans la cure ne suffirait pas, il n'est qu'un commencement, par où commence toute histoire (le heurt aux portes de Troie, etc.) Le commencement réel ayant lieu quand Achille, Ulysse, renoncent à leur attachement régressif, l'un à sa colère, l'autre à la douceur de son toit, parce que le non-sens devient insupportable (ou plus précisément parce qu'ils décident de le juger tel) et décident d'en finir une fois pour toute avec cette guerre. Ainsi l'histoire, menée jusqu'à son terme, terme dans les termes du récit d'Homère, est miracle. Car le miracle, dit ordinairement, est l'intervention manifeste (surnaturelle) de Dieu dans le cours des événements, au secours des hommes. Et le témoin conteur d'en (re)constituer et d'en rapporter les faits, pour en fixer la mémoire. Témoigner qu'un miracle a bien eu lieu. Ce que Freud découvre et qu'il ne dira pas, et que Lacan dira, c'est que l'inconscient, où s'origine la psychopathologie, n'est pas structuré comme la nature, il ne se décrit pas (seulement) comme phénomène physiologico-comportemental, mais aussi (c'est le sens de "sur" dans surnaturel) comme un langage. Il est l'Autre du sujet. Et donc que l'Autre existe, manifestement, et qu'entrer en relation avec lui, dialoguer (commencer par raconter ses rêves) fait sens (et fait d'abord signe). Fait sens parce qu'autrement le sujet est rivé au même, enté dans un monde qui n'est qu'une extension morbide de lui-même, entraîné vers la mort. Qui au fond est déjà la mort. C'est ça que découvre Freud, qu'il y a, avec la psychanalyse, une fin sublime à la psychomaladie, qu'une libération est possible, et que c'est depuis l'inconscient lui-même, comme l'autre du patient, que viendra le secours. Or l'Autre absolu (disons Dieu) se manifestant comme Autre dans le cours de l'existence larvée du sujet, quand il est reconnu et accueilli par lui, débute l'histoire, et c'est un miracle. C'est un miracle parce que, d'une part ce commencement est toujours imprévisible5, il est une réponse à l'appel sans cesse répété qui relève d'une décision libre du sujet. D'autre part parce que l'Autre est immédiatement présent dans la réponse elle-même. Parce qu'il surgit comme révélation, à la fois relevant de la loi immédiatement au cœur de la liberté et au cœur de la décision du sujet (autonomie), et d'autre part à la fois relevant de la loi immédiatement présente dans le travail de la réponse (hétéronomie) (cf p.17).
Ce que découvre Freud, c'est que toute société primitive vit entre totem et tabou, dans la pulsation des temps préhistoriques, dans le va-et-vient de l'appel et du renvoi d'appel, dans la jouissance hypnotique et sanguinaire du tam-tam au refus mauvais. Jusqu'à ce que, oh, miracle ! Un de ces hommes réponde autrement. Entrée dans l'histoire.
Déjà miracle, pourrions-nous dire. Mais si l'Autre s'est bien révélé par là à celui qui en a accueilli le signe, il appelle encore à exister pour tous, et demande qu'on lui fasse signe en retour. Début de l'histoire avec l'avènement de l'écriture.
Le point essentiel c'est l'expérience de l'association libre. Qui nous apprend que nous ne pouvons pas dire "n'importe quoi". Les observations de Freud dans Psychopathologie de la vie quotidienne6 sont formidables. Il s'émerveille de ce que, plus nous tentons de dire quelque chose sans rime ni raison, par exemple une série de chiffres au hasard, plus il jubile en nous en montrant justement la raison (et non pas seulement comme la raison d'une suite arithmétique ou géométrique).
Une raison qui fait sens et est donc révélatrice d'une relation à l'autre.
Le point essentiel, c'est que si nous nous laissons aller à notre nature langagière immédiate, si nous laissons venir, ce qui vient n'est ni chaos ni simple "nature", mécanique comportementale insensée. Le miracle c'est justement qu'alors nous appelons notre histoire. Une histoire certes insue, qu'il faudra médiatiser, interpréter, et dont il faudra répondre.
Le coup de génie, c'est d'avoir démontré que Mr Hyde avait une vérité, et que cette vérité était bonne à dire pour Jekyll.
Le récit mauvais
L'horreur c'est l'autre récit (celui que Juranville nomme récit ordinaire), celui qui se raconte partout, et d'abord dans le milieu de la santé. Celui qui raconte qu'on peut perdre la raison en vieillissant, sans être en rien responsable, sans qu'il y ait aucun lien avec sa propre histoire, par un coup fatal du sort. D'un sort aveugle, insensé et implacable. Qu'on peut devenir un autre, comme par possession, par grignotement irrépressible, un autre affreux et méchant et agressif, qu'on peut assister en spectateur victime au lent et irréversible émiettement de soi, jusqu'à la mort, qui sera rien, et ce rien, conclue-t-on, soulagement.
Dans l'autre récit je ne suis rien d'essentiel au monde. The show must go on.
Dans l'autre récit je suis seul, et de cette solitude de la conscience sans Autre, qui assiste horriblement à sa propre mort.
Dans l'autre récit le fou est un insensé, ses dire et agir sont successions de purs commencements sans suites, qui ne font pas histoire, immédiats surgissements sans identité dans le temps, liberté folle, où d'ailleurs le temps est sans unité. Psychose où le temps n'est que rupture, névrose où le temps n'est que pur déploiement continu.
Le récit est ce qui donne vérité à l'histoire, ce qui l'extériorise et met le sujet en relation à l'autre. Et d'abord avec le psychanalyste.
L'autre récit raconte que l'histoire est sans vérité possible, qu'elle n'est qu'histoire naturelle7.
Le génie de Freud est d'avoir découvert que la liberté dans l'association libre était la liberté de se déprendre des griffes de la présence continue du monde, de sa présence obsédante de totalité qui ne veut pas se faire oublier et ne veut pas laisser oublier le récit où je est un même. Avec sa règle, Freud appelle un premier récit, archaïque, arché, principe et commencement du récit à venir. Récit fabuleux, où le je qui l'exprime est un Autre pour l'ordinaire je, pour la conscience du sujet en analyse, qui l'entend avec étonnement.
C'est tout cela qui nous sort de l'angoisse mauvaise que produit le récit mauvais, où le sujet est soumis au vent mauvais d'un Autre sans Autre, d'un Autre qui fait dos. Parce que d'abord dans le récit mauvais le je n'a aucune consistance en soi, par et pour lui-même. Il ne trouve son identité que dans son identité au monde toujours déjà là, auquel il n'ajoute rien. C'est par exemple le récit de la psychologie comportementale, qui raconte qu'elle nous soigne en nous identifiant à nouveau au monde, dont on avait prétendument perdu le sens. C'est le récit de la pleine conscience, où il s'agit de ne pas oublier d'être comme on a conscience d'être.
Freud nous dit qu'on a oublié, et d'oublier cet oubli. Et de laisser dire.
La règle de Freud est la possibilité d'une signification nouvelle. Où autre chose est raconté, parce qu'il est raconté autrement. Où le je se reconnaît dans un Autre. Et, c'est ça l'essentiel, un Autre qui se tient dans le temps. C'est ça, à vrai dire le miracle, que raconte le récit. Comme la Santa Maria qui a tenu à travers le temps, beau ou mauvais, et est revenue.
Conditions du miracle individuel
Juranville se rappelle l’expérience psychanalytique comme modèle, au niveau individuel, de l’histoire comme miracle, quand elle est menée jusqu’à son terme, et rapportée dans toute sa vérité, dans un récit.
Que nous apprend encore la psychanalyse sur le miracle ?
D’abord qu’il y a un miracle humain. Qu’à l’image de Dieu l’homme peut accomplir des miracles, et que la psychanalyse en révèle les conditions. Juranville, en philosophe s’inspirant toujours et partout dans son œuvre de l’acte psychanalytique, sur lequel il reviendra finalement pour actualiser l’œuvre philosophique, et terminer le double cycle en cours d’écriture, retient ceci, pour tout sujet au-delà de la psychanalyse, des conditions existentielles, pour que s’accomplît le miracle. Dans l’ordre rencontré par le sujet en tant qu’existant : ce sont la grâce, l’élection et la foi. Une quatrième condition les porte toutes, le don, qui est d’abord celui de Dieu (nous renvoyons pour les développements à la lecture des précédents volumes8).
Reprenons l’analyse à rebours.
La psychanalyse est un acte de foi. Condition qui doit d’abord être celle de l’analyste, donnée à l’analysant, par communication réelle. Ceci parce que d’emblée, l’analyste est « supposé savoir y faire avec son symptôme ». Traduisons, il a trouvé (ou retrouvé) son autonomie, malgré (plus loin nous dirons grâce à) son heurt répété à la finitude. Et c’est d’emblée aussi ce qu’offre l’analyste au patient : un exercice d’autonomie pure (dites ce qui vous passe par la tête), qui immédiatement se heurte à la finitude dans une répétition symptomatique, en contradiction avec l’autonomie supposée (sur le divan toute contrainte « extérieure » est levée). Nous verrons plus loin que la foi est d’ailleurs l’enjeu du miracle, ce qui s’y joue. Lorsque le Christ relève Lazare, qui a cru ce qu’il a vu ? La foi est quelque chose qu’il faut ajouter à l’expérience9 pour devenir le témoin d’un miracle. Ainsi donc il faut plus, une autre condition.
Donc l’élection. Parce que l’autonomie seule, l’autonomie folle est sans cesse dénoncée par l’échec toujours d’abord vécu par le patient, qui répète désespérément, avec les mêmes mots, les mêmes gestes qui le font souffrir et qui, ces mots, en plus de la souffrance, y ajoutent d’abord non-sens et dépression. Il faut donc une autre condition, en plus de la foi, pour rendre cette folle autonomie sans cesse contredite supportable. Il faut que le patient sache suffisamment que le travail qui va être mené sera totalement singulier, qu’il est destiné, à sa manière, à « réinventer » la psychanalyse. Que le chemin qui sera parcouru sera à la fois unique et à portée universelle, qu’il est l’unique appelé dans cette histoire, dont il pourra ensuite heureusement témoigner dans un récit complet. Appelé sans cesse, élu inconditionnellement (cette condition est absolument donnée avec l’existence, et redonnée par l’analyste), élu réellement à la seule condition qu’il réponde de cet appel (c’est sa liberté, sa responsabilité). Qu’il réponde par un récit, qui est en fait aussi le parachèvement de l’histoire, qu’il vient sublimer et clore.
Toutefois, ces deux seules conditions ne mèneraient quiconque qu’à la tyrannie, à une hystérisation des rapports. Il faut enfin que celui qui prend la parole, le patient, entende un autre dans sa propre parole (c’est l’exigence du sens). Qu’il puisse se convaincre que Je est un autre. C’est là commencement du miracle (inspiration, intervention de l’Autre), d’un autre qui n’est justement pas le psychanalyste (il s’était tu). C’est la grâce du psychanalyste qui, dès lors que le patient laisse venir la libre parole, devient aussitôt la sienne propre. Commencement du miracle qui est alors révélation (dans la parole que je dis je reconnais à la fois la commande d’un autre (hétéronomie) en même temps que la mienne (autonomie)).
La psychanalyse est donc immédiatement un moment de grâce, supportée par l’élection, et portée foncièrement par la foi.
L’étonnement
Or c’est cette même foi qui est l’enjeu du miracle. Miracle qui n’est d’abord qu’étonnement, comme le souligne Juranville dans son introduction (p.16), et qui fait le propre de l’attitude philosophique. C’est la vertu du philosophe, sa bonne disposition, son savoir premier. Le philosophe est celui qui sait s’étonner, qui accueille le monde comme évidence et non évidence, bref qui accueille le miracle comme il faut. Même si, contrairement au croyant, qui adhère immédiatement (comme singularité), ou au scientifique, qui le rejette immédiatement (comme particulier), le philosophe supporte autant qu’il le peut la contradiction présente, parce qu’il veut encore le voir comme un universel. Ce à quoi il parviendra par la médiation du concept par son autre, autant qu’il l’aura fallu, retardant ainsi autant qu’il le faudra la fin des temps. La philosophie de Juranville est exigeante mais patiente. Elle entend, au-delà même de l’affirmation d’un savoir de l’existence (justifications de la thèse, qui sont l’objet des deux premiers livres10, formelle et réelle), déboucher sur une position effective de ce savoir, c'est-à-dire sur une science absolue, en dix-huit chapitres, comme il se doit.
Sophocle-Roi
Quand l’oracle prédit qu’Œdipe tuera son père et épousera sa mère, la prédiction se réalise totalement parce qu’elle avait été oubliée, parce que, justement, les parents n’avaient pas voulu qu’elle se réalise. Il n’y a pas eu de miracle. Et, à ce point du récit, il n’y a pas eu d’histoire non plus, que la simple répétition (et réalisation) dans le monde, de ce à quoi ce monde déjà là, ce monde archaïque songeait. C’est-à-dire à rester lui-même, inchangé, dans son identité immédiate. On peut dire plus simplement que Dieu au travers des songes et oracles avertit, prédit ce qui devra arriver, fatalement, d’une manière ou d’une autre. Mais l’histoire d’Œdipe ne commence vraiment que lorsque celui-ci prend conscience de ce qui est arrivé. Alors il devient un héros tragique (et sublime). On pourrait donc dire que ce que Dieu prédit, c’est le mal inévitable par lequel l’homme devra passer. Le miracle c’est quand l’homme parvient, d’une manière ou d’une autre, absolument imprévisible, ni pour l’homme ni pour Dieu, à sublimer ce mal et à l’exprimer du monde, à l’en dégager. A rompre avec la prédiction dans sa lettre et n’en garder que l’esprit. Dans une œuvre. Là commence l’histoire comme miracle. L’histoire individuelle, à laquelle ouvre la psychanalyse sous toutes ses formes (déjà Socrate, déjà le confessionnal etc.) est faite ainsi. Œdipe sur le divan eût songé et reconstitué le message de l’oracle et écrit des livres, Sophocle à Colonne et Sophocle-Roi.
Qui sait l'histoire ?
Parce qu'il fait un parallèle permanent entre psychanalyse et philosophie, Juranville distingue histoire individuelle et histoire universelle, de même qu'il distingue sujet individuel et sujet social, structures existentiales et structures historiales11 etc. S'agissant de l'histoire individuelle, Freud avec la psychanalyse et la théorie de l'inconscient apporte un savoir décisif. Freud apporte, sans pouvoir le nommer comme tel, le refus de l’existence. Et bien sûr, c’est son précieux trésor, les modes de ce refus, les mécaniques de la résistance, des refoulements, déplacements etc. Selon Juranville, sans l'inconscient l'histoire du sujet ne peut être pleinement pensée et sue et rapportée dans un récit. Ce que découvre et affirme la psychanalyse, c'est que l'inconscient constitue l'identité foncière du sujet, et que la répétition du symptôme, d'abord malin, vient régler son existence, comme présence de l'altérité, d'abord ressentie, vécue, comme une altération. Or, ce que justement apprend l'analysant en analyse, c'est « savoir y faire avec son symptôme »12. Et c'est ce savoir-ci, ce savoir de son histoire, telle qu'il la reconstituera finalement dans le récit qu'il fera d'abord à son analyste, puis à la communauté analytique lors de la passe, qui le définira à ce terme comme psychanalyste lui-même. Si donc le psychanalyste ne se présente pas d'emblée comme sachant l'histoire de son patient, si même il s'efface justement comme savoir (c'est sa grâce efficiente), l'analysant lui le suppose tel, il le suppose savoir son histoire. Savoir et histoire définissent donc bien la psychanalyse. Histoire qui apparaîtra dans sa vérité en tant que récit (celui de la passe), dans sa différence avec cette histoire (où finalement je est un autre). Juranville l'appelle la subjectivité absolue de l'histoire, car l'histoire est celle pleine du sujet, qui se l'est appropriée. Notons que la passe est passage, passage à l'acte, à un bon acte, non plus le passage à l'acte criminel, qui n'est que la répétition du symptôme, de qui ne veut pas d'histoire vraie et se maintient dans l'histoire fausse, l'histoire ratée qui remplit les colonnes des faits divers13.
Ainsi l'histoire individuelle se présente-t-elle bien d'abord comme événement (quelque chose est arrivé, objectivement, moment de l'identité immédiate au symptôme), qui est ensuite médiatisée (le sujet fait le récit de cette histoire, moment de la différence, de la subjectivité absolue), pour être enfin comprise dans l'unité de l'acte qu'elle voulait, moment de l'altérité absolue, où par l'acte (historique), le sujet devient autre). Miracle individuel.
De l’histoire individuelle à l’histoire universelle
D’où le rapprochement de la psychanalyse et de la philosophie, qu’il met en correspondance.
Toute l’œuvre de Juranville peut commencer à se lire depuis cette thèse : la philosophie est au sujet social ce que la psychanalyse est au sujet individuel. C’est une clé, sans doute la plus pertinente pour comprendre le déploiement de sa pensée.
Pour Juranville la psychanalyse est le modèle de la relation à l’autre, de la relation bonne, c’est la relation éthique à l’Autre par excellence. La technique psychanalytique, dégagée depuis Freud jusqu’à Lacan, a fourni toutes les conditions pour qu’un miracle se produise, un vrai miracle, celui du Christ thaumaturge, qui guérit par la parole. Le vrai miracle c’est cette médecine enfin arrivée, qui ne se contente pas de vouloir supprimer le symptôme, mais bien plutôt de lui donner sens en le faisant apparaître dans sa vérité. Le vrai miracle est d’avoir découvert que seul le sujet est lieu de souffrance, et que donc seul le patient en tant que sujet est l’intérêt suprême et final du médecin. Que tout le reste n’est que secondaire. Car, qu’est-ce qu’un sujet ? Quand on dit de quelque chose que c’est un beau sujet de reportage, on veut dire par là que là, tout n’a pas été dit, que sur tel événement, par exemple, il reste des témoins à faire parler, des lieux à montrer, des réflexions à mener, etc. Un sujet est quelque chose qui n’a pas encore exprimé tout ce qu’il était, qui ne s’est pas encore donné dans sa pleine vérité. Ou du moins, pour être plus exact, qui n’a pas trouvé sa formule, sa manière d’exister. Le sujet souffre parce qu’il n’a pas encore été pleinement appelé par son nom propre. Le sujet, par exemple l’enfant, doit encore se faire un nom. Il devra apprendre à ne plus souffrir de la question, de la question qui l’appelle à répondre, de la question qui comme toutes les questions, au fond, dit : Qui es-tu ?
La psychanalyse donc, (et au fond la médecine aussi), a trouvé son sujet et les conditions de son abord. Selon Juranville tout est là, prêt à servir de modèle pour l’éthique, et donc pour la philosophie.
Pourquoi ?
D’abord et surtout parce que l’humanité a une histoire comme chacun, individuellement, en a une. Là est le parallèle essentiel. L’histoire universelle en correspondance avec l’histoire individuelle.
Ainsi, de même que l’analysant trouve la paix en reconstituant son histoire et en la formulant dans un récit, qui de fait y met fin (c’est l’individu dans sa pleine actualité, l’homme actuel), de même l’humanité peut reconstituer son histoire et en produire le récit achevé, mettant par là un terme à l’Histoire avec un grand « H », ce qu’il appelle histoire universelle. Récit qui met fin à l’histoire parce qu’enfin tout y est dit et justifié en raison14. Parce qu’il ne peut plus rien surgir qui vienne infirmer ce récit.
Bien sûr, l'histoire de la psychanalyse s'origine du corps du patient, notamment hystérique. Il n'en reste pas moins que son commencement à elle, psychanalyse, est dans le langage, qui entend et répond à ses manifestations comme langage.
C'est là tout le miracle; avoir su lire le symptôme, certes toujours d'abord matériel, corporel, comme faisant signe, comme étant le signe de la présence de l'esprit dans le corps (avec sens et donc altérité). Signe qui est à interpréter. C'est l'éthique de la psychanalyse, sa conscience (comme liberté du sens à donner). Signe prophétique pour le thaumaturge. Signe de l'alliance (dans l'alliance thérapeutique). Aussi dans l'Eucharistie ("Ceci est mon corps... Cette coupe est la nouvelle alliance en mon sang... Faites ceci en mémoire de moi»15).
C'est aussi donc cette même tâche que la philosophie s'est donnée, tentant d'interpréter au plus juste les signes (symptômes) du corps social, dans ses expressions diachroniques (c'est son histoire), auxquels répond un récit, le récit philosophique de l'histoire universelle comme miracle.
Deux corps donc pour le sujet, individuel et social, appartenant à deux Cités, justifiant deux voies royales, avec ses disciplines propres, la psychanalyse et la philosophie.
Paimpol, le 16 novembre 2017
1 De l’histoire universelle comme miracle, récit philosophique et récit biblique, Les Éditions du Cerf, 2017. Sans autres précisions les notes y renvoient.
2 In Lacan et la philosophie, PUF « Quadrige », 1986, p.8.
3 Au sujet du destin, se reporter à toute la troisième partie de l’ouvrage, qui lui est consacrée.
4 Cette thèse apparaît pour la première fois dans la troisième année de son séminaire. Cf Lacan (J.), Le séminaire, liv. III : Les psychoses, Paris, Seuil, 1981, p.20.
5 Ce point est capital dans la thèse de Juranville, qui atteste de la rupture avec Hegel. Chez Hegel l’histoire se réalise nécessairement, à mesure que les concepts parcourent ses différents moments de leur effectivité. Ainsi, dans l’identité immédiate du concept est comprise déjà, nécessairement et d’une nécessité logique, les deux moments prochains de la différence du concept avec lui-même et de leur identité synthétique. L’histoire hégélienne, dirait Lacan, est écrite au future antérieur. Elle n’est en aucune façon miracle.
Déjà dans un texte ancien, Lacan et la philosophie, paru en 1984 et réédité de nombreuses fois depuis, Juranville discute sa différence de vue avec Hegel, au sujet de l’histoire, ainsi que l’articulation de sa dialectique avec la conception lacanienne du signifiant. Se rapporter au chapitre 22 : « Le signifiant pur et les trois moments de la logique du signifiant. Lacan et Hegel. », pp.120 à 128.
Par ailleurs, et c’est aussi capital pour la thèse qu’il défend aujourd’hui, Juranville dit dans ce même texte (p. 123) : « Notons bien ici que nous devons accepter de rompre avec une certaine lettre du texte lacanien […] »
Il s’agira de défendre l’idée, au sujet de l’histoire, non seulement qu’une vraie rupture est possible, qui n’est pas seulement le déploiement nécessaire d’un moment logique déjà présent dans le concept lui-même comme supprimé (Hegel), mais encore qu’il existât un savoir de cette rupture, un savoir non pas seulement partiel (Lacan), mais total et posable dans un récit philosophique. Dernier acte miraculeux, dont il sera essentiellement question dans le prochain et dernier volet de ce livre II consacré à l’histoire, et au savoir de cette histoire.
Au sein du récit philosophique tel que Juranville le présente ici, les concepts apparaissent successivement dans un ordre imprévisible, c’est-à-dire que qu’ils ne comprennent pas en eux-mêmes, nécessairement et comme supprimés, les différents moments de leur analyse. S’il y a bien une logique, elle est compréhensive, et non déductive. Ce qui est d’ailleurs, notons-le en passant, le cas de tout récit.
Certes, pourrait-on objecter, le récit achevé donne toutes ses raisons comme ce qu’il fallait démontrer. Soit, exprimé au futur antérieur, ce qu’il aura fallu démontrer. Sauf que ce qui se découvre et se démontre peu à peu dans l’histoire par les philosophes est existentiel, pris dans le temps réel, le temps vécu par le sujet fini comme faisant essentiellement sens à ce moment-là (position pure), après avoir nié, refusé, fui, oublié (négation pure). Et non par une pure opération du Saint-Esprit. Le passage d’un concept à l’autre est saut métaphorique, créatif, et donc chaque fois cause et commencement pur dans le temps.
6 Freud (S.), Psychopathologie de la vie quotidienne, trad. Franç., Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1972.
7 Il y aurait sans doute à dire au sujet des rapports du naturel au surnaturel chez Juranville. Si foncièrement l’histoire est surnaturelle (c’est le miracle), le récit qui pose cette histoire contient surtout, comme savoir, le savoir du mal nécessaire, par lequel passe toute existence. Ce que banalement nous appelons la nature humaine, dans sa finitude. Or le savoir de cette nécessité est justement ce qui définit, chez Juranville, le concept de nature.
8 Notamment La Philosophie comme savoir de l’existence, livre I, chap. II, pp. 62-83. Ainsi que toute la dernière partie du livre I, chap. III, sections 16, 17 et 18.
9 On « ajoute foi », selon l’expression.
10 Voir aussi plus bas, « Le récit et la méthode ».
11 Cf au sujet de cette distinction L’événement, p. 234.
12 Lacan, Le Séminaire, Livre XXIII, Le sinthome.
13 Cf Inconscient, capitalisme et fin de l’histoire, pp. 26 à 35 « le sujet individuel et l’acte éthique de la psychanalyse ».
14 Ici beaucoup de confusions et de malentendus : la fin de l’histoire selon Juranville n’est pas celle de Fukuyama (cf à ce sujet la toute première page de L’événement, p.9.) Dans le Récit, présenté ici il met les points sur les « i » : « Et il n’y a, dans cette affirmation de la fin, de l’accomplissement, nulle présomption de Hegel (ou de la philosophie), mais simplement le déploiement d’une nécessité à partir du fait de la philosophie. Et nulle illusion non plus, car ce n’est pas parce que des faits continueront de se produire dans le monde social que l’histoire n’est pas accomplie, achevée, terminée, finie. En elle avait à se réaliser, c’est la visée de la philosophie, un monde rationnellement juste. Rien de moins, rien de plus. » (p.12).
15 1 Corinthiens 11 : 24-25.