L'encore et l'assez
Extrait de Vidament, J-M., La philosophie d'Alain Juranville. Un hégélianisme de l'inconscient, Les Contemporains Favoris, Coll. « Bleue/essais », 2019, p. 167 et suiv.
2019
C'est un petit mot étrange. Si sa graphie est restée inchangée depuis 700 ans, son sens a évolué ; surtout, il est aujourd'hui très flottant. Il exprime à la fois le minimum, le « juste assez », la limite inférieure de l'acceptabilité (ex : il y a assez d'essence pour aller à Paris), mais aussi, ce qui est à peu près son contraire, le dépassement de la limite supérieure, le trop plein (ex : il y en a assez de cette musique !). L'adverbe oscille entre le tout juste suffisant et le signifiant de la saturation, de l’écœurement. Du latin satis, qui a donné satiété, satisfaction, dont est aussi dérivé saturer, le mot parcourt l'ensemble du spectre de notre tolérance. Du « on ne pourrait en supporter moins » à « on ne pourrait en supporter plus ». Le mot atteint sa contradiction lorsqu'on lui approche le terme de demande. L'assez est certes la satisfaction de la demande, son extinction. Sa saturation et sa fin. Quand il y a assez, on ne demande plus. Mais en même temps l'assez est l'expression d'une demande, l'assez demande qu'on n'en rajoute plus, l'assez demande qu'on arrête de répondre à la demande, qu'on cesse de fournir. L'assez demande qu'on ne tienne plus compte de la demande. L'assez dit un mouvement de reflux du désir, qui en repousse l'objet. L'assez est le toujours léger dépassement du comble, il vise un surplus dans l'objet du désir que le cœur à mal contient. Il est écœurement. L'assez est le toujours trop que l'ascète évite. Et à la fois, il est le tout juste et l'idéal, s'il est juste assez. Étrangement, il y a toujours, même infimement, du trop dans l'assez. En quantité variable. C'est un objet encombrant, dont la taille parfaite est la taille minimum. L'assez imparfait est immanquablement nausée. Il en abreuve le sentiment. Il est l'au-moins-plein, qui risque sans cesse de déborder la plénitude. L'assez rejoindrait le manque de manque s'il était nostalgie du manque. Mais ce n'est pas ça. Il pointe de l'autre côté de l'objet, il pointe la partie de l'objet dont on ne sait que faire, et qui menace d'entrer encore. De se faire plus objet qu'il ne faut. Ce qui est plus que tout juste assez préoccupe et embarrasse. Il est souci de dégorgement. Dans son mouvement, il est déplaisir et dépassement de ce qui est passé. Il regarde ce qu'on ne veut plus voir passer ; mais il est aussi, et au fond toujours un peu, ce qu'il s'agit de refouler. L'assez est dégoût de ce qu'on a trop goûté, ou, au moins, assez goûté. Assez ! est une demande, un appel qui est l'appel à inverser l'appel. Il est supplication de cesser de venir. Ça a quelque chose à voir avec le viol.
L'assez est le contraire de l'encore, qui n'est pas l'heure. Au milieu donc, entre l'encore et l'assez gît l'heure. L'encore est l'appel à la suspension du temps et à la répétition de ce qui commence à s'y passer, il est retenue qui demande le même. C'est que l'encore sait franchement ce qu'il veut ; il est désir qui connaît déjà un bout de son objet comme son familier. Qu'il appelle à venir et à revenir. Car tout cela est une affaire de cœur, où l'encore en veut plus dans le corps et dans le cœur, là où l'assez s’écœure. L'encore est envie de l'heure, passé l'heure l'assez s'évie. Car tout cela est une histoire d'heure, à la recherche, entre l'encore et l'assez, du bonheur. Si l'encore est retardement de l'heure (non, pas encore !), l'assez est un attardement, un temps qui reste, une attente qui n'attend rien que son abolition. L'assez dit le reste de l'objet du désir, qui au fond n'est que du temps en trop. Qu'on ne veut plus voir venir comme ça. Alors que l'encore dit que ça vient ! et supplie que ça vienne, depuis ce bout qui est déjà venu. Car l'encore dit déjà son plein accord avec ce qui vient et dont il veut plus. Le plus ici est le plus de la présence de ce qui est déjà en train de se présenter. L'encore est un accueil très favorable de l'avenir, tel qu'il se présente. Et la prière que l'avenir se représente tel qu'il se présente.
Mais au fond de tout cela l'encore et l'assez se fichent. Ce qu'ils disent tous deux d'une même voix est l'heure exacte, dont ils ont assurément connaissance. S'il est d'opinion que l'encore ne connaît pas encore son heure, il faudrait objecter que celui qui crie encore ! a déjà joui de l'essentiel, qui est une heure au fond toujours déjà arrivée.
Il est curieux de souligner que l'encore ! et le pas-encore !, s'ils sont les envers du même signifiant, il n'en est pas de même pour l'assez ! et le pas-assez !.
Notons aussi que le pas-assez ! n'est pas un encore !. Le pas-assez ! est une aigreur qui ne voit pas l'heure arriver. C'est par cette différence qu'on connaît que l'encore ! connaît lui l'heure exacte.
Dans sa lettre aux Thessaloniciens, Paul dit ainsi : « Celui qui retient est maintenant là jusqu'à ce qu'il soit écarté, et alors sera découvert le sans-loi, que Jésus détruira par le souffle de sa bouche1 ». Résumons : l'histoire, jusqu'à sa fin, est un encore !, le bonheur est précisément la fin de l'histoire (la bonne heure qu'annonce la bonne nouvelle) ; et, le temps qui reste jusqu'au Jugement, un c'est assez ; enfin le Jugement le commandement de l'assez !
Il en va aussi et ainsi de la vie de chacun, où appelle cet encore !. L'essentiel est de pouvoir un jour prononcer avec une justesse suffisante le mot : assez !
Tandis que Juranville indique l’heure exacte.
12 Thessaloniciens : 7-8.