Le Décalogue, ou la condition humaine

 

à propos du livre d'Alain Juranville, L'universalité du judéo-christianisme - Par la philosophie contemporaine, Jusqu'aux commandements du Décalogue, Parole et Silence, 2021.

2021

 

Vladimir Poutine justifie sa tentative d'invasion de l'Ukraine par deux motifs : la « dénazification » des milieux influents ukrainiens, et la réaction aux supposées provocations à visées expansionnistes des pays occidentaux emmenés par l'OTAN. Ces deux motifs sont en quelque sorte les deux faces négatives d'une affirmation, d'une revendication, celle de l'aspect communautaire du christianisme que l'occident décadent aurait perdu, se dissolvant dans un universalisme qui ne serait que rationalisme sans âme ni boussole. Soutenu par l’Église orthodoxe russe, et son puissant patriarche Cyrille, Poutine oppose donc communauté et universalité à propos du judéo-christianisme, et plus précisément depuis l’Église orthodoxe, qui incarne cet aspect communautaire.

Alain Juranville dans un livre précédent le rappelle : « (…) institution [la démocratie] qui suppose, pour être vraie (démocratie représentative), celle, outre l’État, de toutes les confessions chrétiennes, qui rappellent la finitude radicale de l’homme (catholicisme), l’individu qu’il doit devenir (protestantisme), la communauté qu’il doit néanmoins constituer (orthodoxie)1. » Et il venait tout juste de dire, à propos de la démocratie, qu'elle était « l'universel surgissant d'abord en l'autre ».

 

Dans son dernier livre, très beau, très simple (du moins, aussi simple que le sujet le permet), Alain Juranville défend l'idée que le judéo-christianisme, dans son ensemble, porte en lui un message universel, d'un universel vrai, et que ce message, pour l'essentiel, est un appel, pour tous les hommes, pour tous les habitants de la terre, à devenir des individus véritables.

C'est un livre en miroir, fait de deux parties dont les éléments sont en correspondance stricte. D'abord une présentation de l'histoire de la philosophie contemporaine, à partir de neuf penseurs majeurs qui l'ont écrite, ensuite une lecture, à l'aide de leurs apports, des commandements du Décalogue, qu'il ramène à neuf.

Alain Juranville a l'idée que l'époque contemporaine commence avec Kierkegaard et avec l'introduction, dans la pensée philosophique, de la notion d'altérité. Altérité qui permet de penser l'existence et lui donner un sens qui fait rupture dans l'histoire. Bien sûr, non seulement le mot existait bien avant, mais aussi l'idée qui est en lui. Platon dans le Sophiste le rencontre pour sortir de l'impasse où nous conduit la pensée de l'être du non-être. Mais c'était ne se saisir que d'un aspect très formel de ce que ce mot enferme d'essence. Alain Juranville a l'idée que Kierkegaard, le premier, en saisit toute la portée ; appelle, dans son texte et par le terme tout ce que veut dire, absolument, qu'être autre.

Parce que derrière le mot, derrière le concept, il y a une essence, une essence que le mot dans une parole appelle. À partir de Kierkegaard la philosophie parlera depuis l'autre, autre qui sera au principe du sens, chez Lévinas par exemple, mais aussi chez Lacan, qui lui mettra une majuscule, pour parler du Grand Autre.

Altérité qui est justement au cœur du message du premier commandement (qui ouvre donc la deuxième partie du livre, quand Kierkegaard ouvrait la première). Car au fond, que nous dit-il, sinon que Dieu est le vrai Dieu, le Dieu unique qui parle, qui a une parole et qui tient parole. À la différence de la figure taillée, qui reste muette et ne saurait donc constituer un autre vrai. Ce qu'affirme Alain Juranville, c'est que c'est seulement après Kierkegaard et sa saisie de l'altérité qu'on peut lire ce commandement comme l'appel à l'altérité vraie. Ce qu'il faut peser de tout le poids qui est le sien. La figure taillée (l'idole) n'est pas un autre. Elle est insignifiante, elle ne parle pas. Car tout ce qui parle commence par dire qu'il est la parole de l'autre. Il est la parole qui commence par dire qu'elle est la parole, qui, comme toute parole vraie, est parole adressée à l'autre, depuis l'autre. Parler, signifier, c'est toujours d'abord poser l'altérité. Moi qui te parle, moi qui m'adresse à toi, pour que ma parole ait un sens il faut nécessairement que je me suppose ton autre, ton autre radicalement autre que toi. Sinon ma parole n'est rien, elle n'est que bruit de la bouche, bruit dans le même, qui va du même au même. Et si toute parole suppose l'altérité, la parole est, absolument, l'autre lui-même, l'autre absolu : l'Autre absolu vrai. Le message général du Décalogue est d'emblée, pour l'essentiel, là : l'autre existe, et il est la parole. D'ailleurs, dans le texte de la Bible, ce qu'on traduit habituellement par dix commandements, est en fait dix paroles. Or cette parole, ce « commandement », s'adresse à tous les hommes de la terre. Puisqu'elle est parole, quiconque a une oreille pour entendre est l'autre de Dieu, et ce dieu son dieu.

Universalité donc du message judéo-chrétien.

Universalité du message juif d'abord, mais aussi chrétien : le Christ est l'incarnation de la parole, il est, en chair, ce que la parole du Décalogue appelle.

Mais ce qu'implique la parole est aussi la communauté. Car, tous les hommes étant appelés à être les autres de Dieu, ils forment ultimement une communauté, la communauté des hommes sur la terre, dont Dieu est l'Autre. Car la notion de communauté enferme l'idée que quelque chose d'autre existe, en dehors de la communauté. Toute communauté est exclusive de l'autre, suppose un autre dont l'identité fonde l'identité de la communauté. La communauté gay fonde son identité de ce qu'elle n'est pas hétérosexuelle, dans l'affirmation de sa différence avec les hétéros. Et pas seulement sa différence, mais son altérité. Car fondamentalement ce n'est pas d'un trait différentiel qu'une communauté se constitue, mais d'une rupture existentielle. Une vraie communauté suppose un autre vrai. Tout au contraire de la communauté mauvaise, par exemple les communautés sectaires, qui supposent que tous les autres « n'ont rien compris », que les autres sont dans l'erreur, dans la nuit, et qu'ils sont cons parce qu'ils n'ont pas entendu la vraie vérité. Les communautés mauvaises sont parfois celles de ceux qui sont nés quelque part, ou celles de ceux qui partagent un certain sang, ou une langue que les autres ne sauraient comprendre.

Alors que la parole enferme dans sa notion universalité et communauté.

C'est le sens du deuxième commandement, qu'on peut maintenant lire à partir de Marx. Qui est le deuxième auteur, après Kierkegaard, dans la présentation de l'histoire de la philosophie contemporaine qui constitue la première partie du livre. Marx parce que Marx appelle à la communauté de tous les hommes ; c'est le « communisme ». Mais revenons à ce deuxième commandement. Il appelle à ne pas prononcer le nom de Dieu en vain. Alain Juranville y lit la spiritualité du langage. Que le langage, comme parole, est ce qui crée quand elle est élevée à sa vérité. Tel Dieu, qui crée le monde en le disant. Il affirme donc que le deuxième commandement est appel, à l'image et à la ressemblance de Dieu, à l’œuvre, à la production, pour l'homme, de son œuvre à soi, à son œuvre propre. Ce que, bien sûr, nous ne contesterons pas. Cependant, nous voudrions ici proposer une nuance.

Si le premier commandement appelle très explicitement à nous établir dans l'altérité, que vient préciser le deuxième ? Certes, dès qu'on parle d'une vraie parole, l'altérité, non seulement est supposée, mais elle devient effective ; toute parole, par son fait, pose un autre et un autre, crée de l'altérité. Mais nous pensons que cette altérité n'est encore, par ce seul fait, que formelle. Car nous pensons qu'il faut encore que cette parole se soutienne d'un fond, d'un contenu singulier : toute vraie parole n'est jamais n'importe quelle parole, elle est chaque fois choisie, élue entre toutes, elle possède un sens parce qu'elle discrimine, parce qu'elle pose un contenu, élève une essence à l'existence, fait exister un ceci. Comme la lumière, qui se met à exister parce que Dieu en a appelé l'essence en en prononçant le nom, sans le prononcer en vain. Dès lors, nous pensons que le décisif, dans ce deuxième commandement, est l'appel à la singularité. Singularité du nom, singularité par le nom ; et d'abord singularité du nom propre. Dieu est un nom propre, un nom singulier, comme doit finalement l'être le nom de chaque homme qui y répondra par son propre nom. Seconde condition pour l'accès à l'altérité véritable, qui ne saurait se borner à une altérité formelle, une altérité anonyme, à l'altérité sans nom de qui prétendrait faire l'autre, accéder à l'élection en prononçant vainement n'importe quelle parole, sans inspiration, dans l'indifférence des noms possibles. Ce qui est visé ici est la vanité des réussites sociales creuses, qui s'établissent sur la base de discours qui n'ont d'autres fins que d'occuper l'espace de la parole, que de prendre place sur la scène du monde mondain, dans jeu social, quelle que soit cette place. Notons maintenant que si le langage se maintenait tel, langage multiple, langage polysémique, langage relatif, sophistique, par lequel tout et son contraire peuvent se dire indifféremment, alors la communauté des hommes serait inatteignable ; surtout, elle ne serait pas supposée. Car, sans une parole absolue, sans une parole qui soit l'autre parole valant pour tous les hommes de la terre, et qui fasse vérité unique pour tous, ceux-ci ne pourraient prétendre à autre chose qu'au conflit de chacun contre tous, réduits à discuter vainement, à pinailler, à parler depuis soi, depuis « sa » vérité, et, au mieux, dans un individualisme effréné, multiplier des petits contrats toujours plus complexes les uns avec les autres, formant alors une société bruyante, follement administrative et judiciarisée. La société, bien sûr, a sa vérité. Mais ici, l'essentiel est de supposer la communauté, au fondement de tout savoir absolu possible, de toute science véritable, comme science de l'autre, avec son universalité véritable. Seconde condition donc.

Redisons maintenant la construction du livre, et disons ce que nous supposons du mouvement qui le traverse.

Il y a d'abord pour Alain Juranville une histoire originelle, celle du peuple juif, qui est rapportée dans le récit du Pentateuque. Et puis il y a l'histoire universelle, celle des hommes, l’œuvre humaine universelle, qui vient répondre miraculeusement de cette histoire originelle. Miraculeusement, parce qu'elle avait été prédite, et que c'est dans sa liberté que l'homme l'a réalisée et en a constitué le récit. Chaque époque de l'histoire humaine (il en dénombre cinq) entre en correspondance avec chacun des cinq livres du Pentateuque. Toutes choses qu'il a expliquées très précisément au chapitre 14 d'un livre en 20172. Or cette histoire universelle est d'abord, essentiellement, le fait de la philosophie. Nous pensons donc que l'idée qui anime Alain Juranville dans ce nouveau livre est qu'à l'époque contemporaine, ouverte par Kierkegaard, chaque grand penseur met en lumière, établit rationnellement un trait essentiel du message universel contenu dans le Décalogue. Et qui établit rationnellement ce qu'est réellement la condition humaine, ce que l'homme doit observer essentiellement pour réaliser son essence. Aussi, ce que nous croyons lire dans les trois premiers chapitres, consacrés respectivement à Kierkegaard, à Marx puis à Nietzsche, en correspondance avec les trois premiers commandements, ce sont les trois conditions primordiales de la création de l'autre, de l'homme comme l'autre de Dieu, et de la création de chaque homme comme l'autre de tous les autres hommes.

Justifions-nous.

Le troisième commandement est appel à observer le repos le septième jour, comme Dieu lui-même s'est reposé le septième jour après la Création. Alain Juranville y voit l'appel, essentiellement, à garder en considération la condition finie de l'homme, à ne pas fuir cette finitude, et bien plutôt à y voir un bien, une bienheureuse condition. Et ce contre la tendance en chacun à s'oublier infiniment dans le travail, à produire toujours davantage, et à désespérer de la possibilité de produire la chose (l’œuvre), la chose définitive et finie, achevée, consistante. Ce qui se marque par exemple dans la production infinie des science positives, projet sans fin possible, projet désespéré dès son entreprise, fuite folle. Ce que nous voyons, nous, ce que nous lisons dans le texte, c'est, par delà la finitude, la foi qu'il faut avoir et garder dans la possibilité de la création, et de la recréation par l'homme, contre tout pessimisme. Nous n'avons pas, malgré notre finitude, à produire sans cesse, sans que rien d'essentiel, sans que rien d'autre ne vienne, comme plantes et animaux le font. Car, par manque de foi, plantes et animaux s'enferment dans l'infinité de leur action. Plantes et animaux empêchent la venue de l'autre en eux. Ils ne lui font aucune place, aucune place ne lui est accordée, ils versent infiniment dans l'actualisation immédiate de leur puissance, dans la réalisation continue de leur nature immédiate. Car se reposer, c'est se mettre en retrait, laisser l'autre prendre le relais, laisser l'autre œuvrer. Comme Dieu le fit en se retirant dans sa propre création, ce que Isaak Louria nomme le Tsimtsoum. Se reposer, c'est donc accueillir la finitude, sa condition d'être fini, et marquer positivement sa foi.

Tentons maintenant une lecture plus générale de ces trois premiers chapitres.

Nous pensons que l'intention de Dieu que nous croyons lire dans ces trois premiers commandements, est d'établir l'homme dans son autonomie d'individu créateur, existant. Du moins, son message est destiné à rappeler ce qu'il faut observer pour se maintenir ou se rétablir dans cette possibilité. Très formellement, les trois traits essentiels que Alain Juranville retient des trois premiers commandements, sont l'altérité, l’œuvre et la finitude. Nous avons quant à nous proposé altérité, singularité et finitude. Cette légère modification, que nous avons tenté de justifier, ouvre une perspective, dès qu'on la met en relation avec le système général de l’œuvre d'Alain Juranville. Car, si c'est bien l'autonomie qu'il s'agit d'établir, ou de rétablir, alors chaque commandement peut être lu comme l'appel à observer à la fois l'autonomie et la notion précitée. Nous aurions donc :

 

1er commandement : autonomie et altérité ;

2e commandement : autonomie et singularité ;

3e commandement : autonomie et finitude.

 

Or, dans son système, ces dualités sont des définitions, signifient chaque fois une essence nouvelle. Ce que nous rappelons en l'écrivant ainsi :

 

1er commandement : grâce : autonomie/altérité ;

2e commandement : élection : autonomie/singularité ;

3e commandement : foi : autonomie/finitude.

 

Il serait très long, et nous l'avons fait de nombreuses fois ailleurs3, de tenter de justifier ici ce ternaire de notions (grâce, élection et foi) comme ce qui, dans le système juranvillien, forme les conditions de la création de l'autre en général. Comme ce qu'il est nécessaire de donner pour créer l'autre, pour créer son autre et se rapporter ultimement à Dieu comme à son Autre absolu. Nous nous bornons dans cette lecture à souligner la puissance et la cohérence d'un système qui, rencontrant le Décalogue, y retrouve involontairement, inconsciemment, une structure qui s'était déjà imposée à lui. Car, outre le propos spécifique qui occupe ce livre, nous croyons qu'il contient, partout, confirmation du vaste système qu'il propose et défend depuis plus de vingt ans à travers livres et articles. Avec cette fois, une simplicité dans la présentation encore jamais atteinte.

Citons, tout de même, ces quelques lignes qui ouvrent son œuvre propre, et font entrer dans le système :

 

« Donner ainsi à l'Autre à venir les conditions pour être l'Autre qu'il doit être, c'est le créer – nous reviendrons sur ces conditions qui sont la grâce, l'élection et la foi4. »

 

L'idée est que l'autre n'est pas d'abord, d'emblée et immédiatement l'autre qu'il peut devenir pour son autre. L'idée est que d'abord tout existant refuse de devenir l'autre de l'autre, refuse d'exister aux yeux de l'autre. Par finitude, par refus de la séparation et la solitude que pareille existence implique ; et préfère rester dans son illusoire être fusionnel avec l'autre comme tout l'englobant, comme tout-un, comme partie d'un tout absolu qui n'aurait justement pas d'autre. Face à ce refus primordial, inévitable, l'existant ne peut offrir (disons, par amour, et en fait d'amour), qu'une certaine sorte de relation, qui est communication : c'est justement ce qui se nomme la grâce, l'élection et la foi. S'effacer devant l'autre, c'est-à-dire se faire simple objet relativement insignifiant, pour qu'il puisse atteindre, ré-atteindre sa condition de sujet – c'est la grâce ; lui adresser la parole, à lui, singulièrement, pour qu'il se sache et puisse atteindre et ré-atteindre sa condition d'autre – c'est l'élection ; enfin lui donner un gage, s'engager avec lui dans le temps, dans le temps fini, pour qu'il puisse atteindre sa dignité de chose, de chose consistante – c'est la foi.

 

Nous croyons encore lire dans le Décalogue, grâce à ce livre (et grâce, aussi, à toute l’œuvre de son auteur), une invitation à s'établir dans son autonomie propre. L'ouvrage présente le Décalogue comme constitué de neuf paroles, ou commandements. Or ces paroles sont toutes des paroles qui invitent à prendre la parole, contrairement aux paroles de l’idole, qui sont toujours commandements de se taire. Évidemment, la figure taillée ne parle pas. Mais justement, parce qu'elle n'est pas non plus pur silence de grâce, elle est très précisément la parole qui impose, autant qu'elle le peut, de ne pas prendre la parole. C'est par exemple la rock-star qui par son vacarme, par ses cris, tambours et trompettes, conduit la foule, autant qu'elle le peut, vers un état hypnotique, où il s'agit, le plus possible, ne ne pas penser, de ne plus entendre (la parole de Dieu), de ne plus parler, et de jouir. Ce que Lacan résume, disant du surmoi qu'il est commandement de jouir : « Jouis de la voix qui t'ordonne de jouir ! » Il y a donc bien une parole qui commande, ordonne (autant qu'elle le peut, car c'est toujours, au fond, librement qu'on se laisse commander), de ne pas prendre la parole. Parole fausse, donc, parole limite, bruit, bavardage, potin. Les neuf paroles de Dieu, inscrites sur les Tables de la Loi ne sont pas de cet ordre. Elles sont paroles vraies, invitant à la parole. Mais, d'abord, nous demandera-t-on (car il ne suffit pas de le proclamer), en quoi celles-ci sont « vraies », authentiques, principielles ? Ne sont-elles pas elles-aussi des ordres, des menaces, des commandements autoritaires, les impératifs paternels d'un Dieu lourd et colérique, qui n'admettrait pas la discordance ? Nous croyons évidemment que non. Les commandements païens sont tous invitations à la jouissance la plus immédiate, libidinale. L'organisation traditionnelle, comme ce qui peut le reproduire aujourd'hui (la culture rock, le New-Age...) est organisation, gestion, maximisation de la jouissance immédiate (= sans parole). Où l'autre n'existe pas. Il s'agit toujours, pour la masse, de se dissoudre, et pour l’idole, pour le gourou, pour la star, de s'élever à la température d'un dieu. Tandis que les commandements du Décalogue invitent à poser l'autre. Et à résister aux tentations (de se maintenir dans cette jouissance immédiate, sans autre). Le VIIe commandement, par exemple, « Tu ne voleras pas », invite à résister à la tentation de s'approprier le bien d'autrui (jouissance immédiate, où l'autre, le propriétaire, est nié), plutôt qu'à œuvrer pour se le constituer soi-même. Et donc jouir, médiatement, de sa propre œuvre (qui est toujours, d'une manière ou d'une autre, parole). En fait chaque commandement pointe une faiblesse humaine, pointe la réalité d'être fini de l'homme. Voilà pourquoi la parole du Décalogue est libératrice : si elle ordonne bien, par exemple, de ne pas voler, elle ne dit rien de ce qu'il convient de faire, de mettre en place, pour éviter de voler ! Dieu renvoie à la liberté créatrice de l'homme, de chaque individu. Car, cette tendance étant posée comme à la fois présente en tous les hommes de la terre (c'est là la vraie universalité du judéo-christianisme (c'est le mal qui est universel, pas le bien)), et inéliminable (la possibilité du mal se maintiendra), c'est à chacun, dans son autonomie, de trouver des voies de sublimation (= parole) contre ces mauvais penchants (pour le faux-dieu, pour l'adultère, pour le faux témoignage...) Voilà donc pourquoi la parole de Dieu est parole qui invite à la parole. Qui libère la parole. Car, une fois dit qu'il ne faut pas voler, tout est à inventer. Ne devient pas non-voleur qui veut, par simple volition. Il faut y mettre du sien. Du vrai sien. C'est la condition minimale pour poser l'autre, le reconnaître comme autre, avec ses propriétés propres.

Chaque commandement apparaît donc comme une condition à respecter pour s'établir dans son autonomie. Autonomie où l'on pose sa propre loi, sa propre parole, qu'on tiendra autant qu'on pourra. Si le monde créé tient, c'est parce que Dieu tient parole : à l'homme, à chacun des hommes, après et de même, de parler, de poser sa propre parole, librement, l'essentiel étant qu'avec cette parole et par cette parole il parvienne à la tenir. Tenir parole, c'est devenir quelque chose pour les autres. Et d'abord, bien sûr, un autre.

Ces conditions seraient donc au nombre de neuf.

Alain Juranville garde leur ordre originel, seulement, il les présente trois par trois. Trois sections donc.

Toutefois, il ne justifie pas explicitement, dans ce livre, cette partition. Pour qui connaît son œuvre il ne fait aucun doute qu'il suit, ici comme ailleurs, une forme héritée de Hegel, et de sa dialectique. De plus, mais encore une fois la remarque ne vise que la forme, la présentation de la philosophie contemporaine, en première partie, se divise en trois sections, constituées par l'étude de trois auteurs chacune. Six sections, dix-huit chapitres donc. Ce qui se retrouve dans tous ses livres qui visent un savoir (ses livres d'histoire de la philosophie (2010, 2015) présentent une structure quinaire). Sans entrer dans les justifications (nombreuses et répétées, qu'il en donne lui-même), disons que pour lui le savoir présente une structure sénaire, doublement ternaire, et l'histoire une structure quinaire. Ce que nous retrouvons par exemple dans les pièces en cinq actes. Sur le sujet nous renvoyons le lecteur à l'article "De la structure. 1, 2, 3, 4, 5, 6" in Interfaces Psy, Grasse, printemps 2005, n° 4.

Maintenant le fond.

Si les sections dans la partie « Jusqu'aux commandements du Décalogue », ne sont pas titrées, celles de la partie « Par la philosophie contemporaine », le sont. Or nous avons vu qu'il y avait correspondance structurale stricte en ces deux parties de l'ouvrage. L'idée étant que, ce à quoi le Décalogue ouvre, la philosophie contemporaine peut permettre de le réfléchir, et finalement permettre à la philosophie actuelle d'en poser le savoir, de justifier la sagesse contenue dans chacune de ses paroles.

 

La philosophie contemporaine est aussi parfois nommée pensée de l'existence. Les penseurs ici visés sont, dans l'ordre :

 

1re section : Kierkegaard – Marx – Nietzsche ;

2e section : Heidegger – Lévinas – Rosenzweig ;

3e section : Lacan – Foucault – La philosophie à l'époque actuelle (Alain Juranville ne se nomme pas explicitement, mais c'est bien de son apport qu'il s'agit).

 

Tous, à partir de la saisie conceptuelle de l'essence de l'altérité, pensent l'existence, cherchent à déterminer les conditions réelles de l'existence (avec le péché, la finitude, le sexe, l'argent, l'inconscient, etc.). Bref, les conditions de l'homme moderne, pour reprendre le titre d'Hannah Arendt. Ce, parce que l'altérité est ce par quoi l'existence se donne à la pensée, et peut être saisie, et finalement sue. Plus encore, parce que la notion d'existence enferme celle d'altérité, et que donc celle-ci ouvre à la saisie de celle-là. Exister, c'est être pour l'autre, être devant l'autre, être à partir de l'autre. Exister, c'est saisir son identité à partir de l'identité de l'autre. En bref, pas d'existence sans l'identification de l'autre comme autre. Rimbaud, presque contemporain de Kierkegaad, le résume dans sa formule : « Je est un autre ».

Or l'existence, telle que pensée par la philosophie contemporaine, est celle de l'individu. Et cela aussi est tout à fait essentiel à l'époque. Kierkegaard pense l'existence à partir de sa condition, d'homme unique et solitaire. Marx pense « l'individu complet ». Lévinas parle de l'infini du visage de l'autre, de l'autre pris dans sa singularité. Stirner de l'Unique, Heidegger du Dasein (avec le déterminant das, qui désigne bien tel individu), etc. Sans même parler de Nietzsche, pour qui la défense de l'individu est le cœur de sa pensée. Et c'est selon nous tout à fait significatif de l'époque. Alain Juranville le rappelle et y insiste partout dans son ouvrage, qui vise partout l'individu. C'est même, selon lui, la visée expresse de l'histoire que la réalisation de l'homme comme individu. L'histoire, ou la réponse historique, miraculeuse, le l'homme à l'appel de Dieu dans le Décalogue.

Expliquons-nous.

Si Dieu a parlé personnellement aux prophètes dans les temps premiers, génétiques, s'il s'est bien adressé à Abraham, à Isaac ou à Jacob, sur le mont Sinaï il ne s'adresse plus seulement à Moïse ; par les Tables il entend s'adresser à tous les hommes, au peuple, au peuple hébreux d'abord, bien sûr, mais au fond à tous les peuples de la Terre. Et qu'appelle sa parole, et qu'est alors sa parole, sinon appel à devenir individu ? Individu vrai, et plus seulement membre de l'une des tribus d'Israël. Par ses commandements, il appelle chacun des hommes à parler en son nom propre, à prendre la parole, telle que lui, Dieu unique, l'a prise. Car, en libérant le peuple hébreu du joug égyptien, il le libère d'abord de son esclavage à la loi et au système sacrificiel du ciel multiple aux figures terrifiantes. Ainsi commence le Décalogue :

 

« Je suis l’Éternel, ton Dieu, qui t'ai fait sortir du pays d’Égypte, de la maison de servitude. Tu n'auras point d'autres dieux devant ma face. Tu ne feras point d'images taillées. Tu ne te prosterneras point devant elles et tu ne les serviras point. »

 

Dieu est unique et, l'homme fait à l'image et à la ressemblance de Dieu, est appelé à devenir lui aussi, autant qu'il le pourra, unique, c'est-à-dire un individu. Car, ne nous y trompons pas : il y a toujours eu, dans toutes les sociétés humaines, des individus, des êtres qui atteignent leur dignité d'individu. Des héros, des prophètes, des saints, des élus et des solitaires. Mais ces sociétés, par la violence de leur organisation, a toujours eu tendance, ou à en faire des idoles, ou à les brûler en sacrifice. Les Tables ne sont donc pas pour les prophètes, eux avaient déjà des oreilles pour entendre. Les Tables, c'est pour le peuple, pour chacun, pour chaque individu en devenir. Ainsi peut commencer l'histoire.

Or l'Histoire, Alain Juranville propose de la faire commencer en Grèce, au Ve siècle, incarnée par l'individu Socrate.

Pourquoi ?

Déjà les pensées de son temps préparaient sa venue. Ce sont ceux qu'on a appelés les penseurs pré-socratiques, penseurs de l'ἀρχή, du principe premier, du principe unique, aussi bien organisateur du monde que principe de sa compréhension. Ce fut l'eau pour Thalès, l'air pour Anaximène, le feu pour Héraclite. Ce sera encore, de manière cette fois plus abstraite, le nombre pour Pythagore, l'esprit pour Anaxagore et, plus radical et sans aucun doute exprimé plus directement, l'infini (apeiron) pour Anaximandre. Et déjà, sous ce ciel, dans ce cosmos au principe unique, une organisation sociale nouvelle, la démocratie, qui donne par principe la parole à chacun, à chaque membre du peuple, comme individu (au moins supposé tel). Dans ce contexte, Socrate est le premier qui incarne réellement cette individualité véritable. Mais qui aussi fut sacrifié par une société qui par cette condamnation même montra qu'elle n’était que formellement accueillante de la parole individuelle, et réellement injuste et violente.

Toutefois le mouvement historique était initié. Et Alain Juranville gage que toute la philosophie n'aura de cesse, sans le savoir explicitement, bien sûr, de diriger vers une pensée de l'individu, de l'individu véritable, dans le droit, protégé par le droit. Sa vision de l'histoire, de l'histoire universelle (parce qu'elle est réponse au message universel de la parole du Décalogue) distingue cinq époques. L'époque contemporaine, la quatrième étant justement l'époque de la pensée en propre de l'individu. Pensée qui s'ouvre historiquement, après la Révolution française, avec Kierkegaard, et qui se termine aujourd'hui, proclame-t-il, dans cette époque nouvelle qu'il appelle l'époque actuelle, où est actuel, effectif, en acte, le monde juste, le monde appelé par Dieu dans le Décalogue, le monde non-sacrificiel, qui peut enfin accueillir l'individu, sans le brûler sur l'autel du sacrifice.

 

Revenons maintenant aux commandements, rassemblés trois par trois.

Et reprenons nos observations au sujet de la première partie, consacrée aux penseurs contemporains. Les trois sections, avons-nous dit, sont titrées. Comme ceci :

 

1re section : L'existence sans la philosophie ;

2e section : L'existence avec la philosophie mais sans le savoir ;

3e section : L'existence avec le savoir philosophique.

 

Dans la première section l'existence est envisagée en soi, selon son essence. Trois aspect essentiels, au principe de l'existence, sont « dégagés » (c'est l'expression de l'auteur) ; traits ou aspects si essentiels qu'ils conditionnent la possibilité même de l'existence. Selon lui Kierkegaard dégage, élève au concept, l'altérité ; Puis Marx l’œuvre, enfin Nietzsche la finitude. Car, pour tenter de le tenir en une seule formule, exister c'est se faire l'autre de l'autre, œuvrer à son œuvre propre d'individu (singulière avons-nous précisé), en tenant expressément compte de sa finitude et en fondant son œuvre à partir de cette dernière.

Trois premiers traits, conditions de possibilité de l'existence.

Et de là, coup de génie du lecteur Juranville, il en infère la nature des trois premiers commandements du Décalogue :

 

« En soi, la fin est assignée à l'existant humain : advenir à l'individualité véritable (accomplissement de l'existence). Les trois premiers commandements donnent les conditions de possibilité de pareil avènement. » (p.14).

 

« Je suis l’Éternel ton Dieu... » → L'altérité (1ère condition de l'existence en soi) ;

 

« Tu ne prendras point le nom... » → L’œuvre (2e condition) ;

 

« Souviens-toi du jour du repos... » → La finitude (3e condition).

 

C'est, en général, ce que l'auteur appelle l'aspect éthique du Décalogue. Dieu, par sa parole, par ses dons, donne, et par ses dons ouvre à la possibilité de l'existence ; il la rend véritablement possible. Et parce que cette possibilité n'est d'abord, justement, qu'une possibilité, sur fond de liberté (chacun restant libre de n'en rien faire, de ne rien vouloir entendre), ce qui se joue est proprement éthique. Éthique parce qu'il s'agit, à la lecture, pour le sujet, de s'assujettir, de reconstituer en soi, d'intérioriser la parole ; et de se recréer tel que responsable (c'est la réponse de la parole à la parole) du commandement.

 

Continuons à explorer ce que nous offre l’architecture de cette grande œuvre aux allures de cathédrale, ce qui n'est pas toujours visible au premier coup d’œil, mais qu'on saurait deviner par l'étude des symétries, par les répétitions de motifs, par la fractalisation des images, et par les échos du bâtiment au sein de l’architectonique générale du système juranvillien.

Nous n'ignorons pas, et d'avance nous prions le lecteur de nous le pardonner, que le présent article est plus compliqué et scabreux, plus tordu et obscur que le texte qu'il commente, si simple d'approche, si lumineux.

Assumons notre rôle de guide et lisons dans les arches et les bois de charpente.

 

Toujours p.14 à 16, la description des trois sections du Décalogue se poursuit, en lien structural avec les sections précédentes, réservées aux penseurs contemporains. Ce que nous rassemblons ainsi :

 

1re section : L'existence sans la philosophie

→ Conditions de possibilité de l'existence ;

2e section : L'existence avec la philosophie mais sans le savoir

→ Conditions de réalité de l'existence ;

3e section : L'existence avec le savoir philosophique

→ Conditions de nécessité de l'existence.

 

Ici nous voyons apparaître, en correspondance les uns avec les autres, trois termes dont deux sont couramment identifiés comme des opérateurs modaux en logique aléthique (le possible et le nécessaire), deux connecteurs unaires duaux l'un de l'autre, qui sont à eux deux suffisants pour écrire les quatre modes classiques (le nécessaire, le contingent, le possible et l'impossible). Seulement, cette logique est propositionnelle, elle ne permet pas de formaliser la logique d'une parole adressée. C'est-à-dire la logique d'un discours. De plus, si cette logique (au fond, dans son esprit, aristotélicienne) cherche à rendre compte de l'erreur, de l'illusion (involontaire, comme connaissance manquée, comme croyance erronée, faillie ou incomplète), elle ne cherche jamais à rendre compte de la réalité de l'existence, de la tendance, en l'homme, au péché, à la faute, au mensonge. Bien sûr, il existe bien aujourd'hui des logiques déontiques, avec leurs quatre termes (obligatoire, interdit, permis et facultatif). Mais ces logiques ne peuvent tenir compte du refus primordial d'accueillir la parole de l'autre. Aussi faut-il, dans une logique existentielle, pouvoir écrire cette réalité, comme négation (d'une nécessité supposée), et qui correspond à la contingence (┐□). Ce qu'à propos de la condition de réalité Alain Juranville précise : « ne pas supposer que, du fait de sa détermination sexuée, on est empêché de la faire, et entrer bien plutôt, enfant, dans l'épreuve de la finitude et dans l'assomption de cette épreuve, sans la reprocher à ses parents (commandement d'honorer son père et sa mère). Ne pas supposer non plus qu'on en soit empêché du fait de sa situation sociale et que d'autres aient reçu de meilleures conditions (on en a toujours assez) et ne pas les haïr et vouloir les éliminer pour cela (commandement de ne pas tuer). » Bref, qu'il ne faut pas accuser les contingences, nier qu'elles puissent constituer des conditions déterminées, déterministes, une réalité indépassable. Dieu dans ces trois commandements (2e section) appelle à la rupture, appelle à se défier des fatalismes, et à ne pas faire de la réalité contingente de sa condition une norme sociale indépassable. Notons encore que, dans la logique existentielle d'Alain Juranville, le quatrième terme classique, l'impossible, est absent (de même que, dans son arithmétique, le zéro est absent). Ce parce que la parole, à l'image de celles de Dieu, comme l'écriture, qui la vérifie et l'établit dans sa vérité, est immédiatement positive ; elle est la spiritualité même, divine. Elle ne saurait donc dire ce qui ne peut advenir, appeler, dans sa vérité, une essence, sans par là même la faire exister. En revanche (c'est la leçon du Sophiste), une parole peut être fausse, mais la fausseté n'est pas la non-existence absolue, l'impossible, elle est seulement la marque de ce qui n'est pas à sa place. De ce qui ne se présente pas dans sa vérité, dans le temps (temps qui est toujours notre perception directe de Dieu). Mais, ou bien une parole n'en est pas une du tout (un simple bruit de la bouche), ou bien en elle brûle le feu de la spiritualité (elle est parole inspirée, bien ou mal), et alors elle appelle une possibilité. Qui peut, c'est l'exemple du mal, ne trouver jamais de place juste, de lieu de vérité totale, épiphanique.

 

Concernant les conditions de nécessité, remarquons les termes qu'il dégage de chacun des commandements : capitalisme (ne pas voler), justice (pas de faux témoignages), sexualité (pas de convoitises). Et rappelons qu'on s'intéresse ici à la troisième section, celle qui correspond à l'existence avec le savoir philosophique. Cette troisième et dernière section considère le savoir, le savoir que peut la philosophie, essentiellement, de l'existence. Or ce savoir, redisons-le, ne peut pas être de l'ordre du savoir du bien, de ce qui est immédiatement bien : c'est à chacun de le produire, à partir de la finitude et du mal inéliminable, du mal nécessaire, du mal qui reviendra sans cesse : Lacan écrit, à propos du nécessaire, qu'il est « ce qui ne cesse de s'écrire ». Il y a selon Alain Juranville un mal inéliminable en l'homme, un mal dont il faut faire la part, auquel il est nécessaire de laisser une place institutionnelle. Ces maux inéliminables, qu'il serait illusoire, irréaliste de vouloir éradiquer, il les nomme souvent, très souvent même dans son œuvre : nous les retrouvons ici. Ce sont, pour le sujet social, le capitalisme, pour le sujet individuel, la sexualité. À quoi il faut ici ajouter, sur le plan du monde, l'injustice. Car il y aura toujours, non seulement des hommes injustes, mais encore des institutions jamais parfaitement justes ; et ce, même dans un monde essentiellement juste. De toute façon pour la justice l'important n'est pas la réparation matérielle de la faute, ou la punition, l'essentiel est la création d'un lieu où puisse se rejouer verbalement le délit ou le crime, où puissent se dire les points de vues, où puissent se formuler plaintes, excuses et lamentations. Jusqu'à parvenir, si c'est possible, à une reconnaissance de la partie adverse comme autre vrai. La réparation ou la punition étant secondaires. Car une injustice, au fond, jamais ne s'efface ou se compense ou se répare ; simplement, elle peut être pardonnée. Un monde juste ne saurait donc être un monde sans injustice. Ce qu'il peut, c'est trouver en lui un lieu pour l'accueillir, un lieu où les hommes tenteront de la nommer.

Voilà donc ce que Juranville lit des conditions nécessaires pour un monde juste, rappelées par Dieu dans les trois derniers commandements.

Appelons ces conditions (nous nous justifierons un peu plus loin), qu'elles relèvent du possible, de la réalité ou du nécessaire, conditions existentiales.

 

 

Le livre, à propos du Judéo-christianisme, en proclame (c'est dans le titre), l'universalité.

On serait bien sûr tenté de s'arrêter à une certaine portée géographico-culturelle, prétendre que le message du Décalogue vaut pour tous les hommes de la Terre, quels qu'en soient le milieu social, l'histoire, la langue ou la religion. Mais, selon nous, la portée est plus profonde, et selon nous universalité peut se lire, dans le Décalogue, suivant une autre dimension. Nous pensons que la lecture d'Alain Juranville nous y invite.

 

Mais pour cela il nous faut, encore une fois, reprendre le petit jeu formel des correspondances structurales, tirées du système philosophique de l'auteur. Ce qui fait d'ailleurs tout l'intérêt des systèmes, leur richesse venant de ce qu'à partir d'un certain point de bascule (c'est le point de consistance), ils expriment toujours plus avec moins.

Dans un livre déjà presque ancien, il y a plus de vingt ans, l'auteur y présentait ce qu'était pour lui la signification de la finitude5 ; car, ici, dans le Décalogue, il s'agit de cela. De la finitude, certes, mais présentée dans sa signification.

Trois termes en constituaient l'analyse. Il s'agissait de la loi, de la norme et de la règle. Qu'il définissait ainsi :

 

Loi : signification/nécessité

Norme : signification/réalité

Règle : signification/possibilité.

 

Où nous retrouvons nos modalités.

Les termes ici apparus nous suggèrent quelques réflexions. La tradition a toujours associé le Décalogue aux Tables de la Loi. On parle ordinairement du peuple juif comme du peuple de la Loi. Si nous suivons ce que nous inspire le système des définitions chez l'auteur, il nous faudrait voir dans les commandements une « progression » :

 

  • d'abord trois règles (pour les conditions de possibilité) ;

  • puis trois normes (pour les conditions de réalité) ;

  • enfin trois lois (pour les conditions de nécessité).

 

Il y a autre chose.

Alain Juranville, s'il est philosophe, est aussi psychanalyste. Conformément à Freud et à Lacan, il distingue trois structures (la perversion, la névrose et la psychose), qu'il nomme structures existentiales. Il en distingue une quatrième, la sublimation, qui est la structure des artistes, des religieux et des philosophes, enfin, la structure de tous les inspirés au travail, la structure positive de qui sublime les maux et leurs symptômes malins.

Les autres structures se caractérisant par le refus symptomatique d'exister.

Dieu, s'adressant à tous, délivrant un message universel, tient compte de ces refus. Du refus de la règle pour certains, du refus de la norme pour d'autres, du refus de la loi pour les derniers.Or Alain Juranville, depuis sa thèse d’État en 1999, définit ainsi les structures :

 

Névrose : négation/règle ;

perversion : négation/norme ;

psychose : négation/loi.

 

Nous pensons que l'universalité du judéo-christianisme est aussi celui du Décalogue quand il adresse son message à tous les hommes, qu'ils soient névrosés, pervers ou psychotiques.

 

 

 

Paimpol, le 8 avril 2022

 

1A. Juranville, De l'histoire universelle comme miracle. Récit philosophique et récit biblique, Cerf, « Cerf. Patrimoines », 2017, p.247.

 

 

2Ibid., p.236-253.

 

 

3Notamment dans notre livre, La philosophie d'Alain Juranville, un hégélianisme de l'inconscient, Les contemporains favoris, Coll. « Bleue/essais », chap. XII, « Conditions ».

 

 

4A. Juranville, La philosophie comme savoir de l'existence, Vol. I, « L'altérité », p.26.

 

 

5A. Juranville, La philosophie comme savoir de l'existence, PUF, 2000, Vol. II, « Le jeu », 2e partie, « L'oubli », pp. 111-159.